ETPC: Wyrok w sprawie Bojara i Broda vs. Polska. Ministerstwo Sprawiedliwości vs. ETPC

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29 czerwca Europejski Trybunał Praw człowieka wydał wyrok w połączonej sprawie sędziów Aliny Bojary i Mariusza Brody przeciwko Polsce, w którym Trybunał uznał, że odwołanie skarżących z funkcji wiceprezesów Sądu Okręgowego w Kielcach i skrócenie ich k adencji nie było uzasadnione oraz nakazał wypłacenie obojgu odszkodowania po 20 tys. euro. Ministerstwo Sprawiedliwości uznało wyrok za „politycznie umotywowany.” Przedstawiamy Komunikat ETPC (po angielsku), wyrok (po francusku – język oficjalny ETPC) i Oświadczenie MS – po polsku.

W Wyroku warto zwrócić uwagę na szczegółową i udokumentowaną wiedzę o „reformach” polskiego sądownictwa oraz o opiniach instytucji i organizacji europejskich. Koniecznie trzeba dodać, że sędzia Krzysztof Wojtyczek złożył zdanie odrębne, dołączone w całości do wyroku. Prosimy też zwrócić uwagę na rangę anonimowego autora Oświadczenia Ministerstwa Sprawiedliwości – Biuro Komunikacji i Promocji, który brawurowo stara się zdezawuować wyrok, ośmieszając się (ostatni akapit) i  Ministerstwo.

Judgment Broda and Bojara v. Poland - Removal of the applicants from office did not respect their right of access to a court

AFFAIRE BRODA ET BOJARA c. POLOGNE

(Requêtes nos 26691/18 et 27367/18)

ARRÊT
 

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Cessation prématurée des mandats de viceprésident de juridiction n’ayant été examinée ni par un tribunal ordinaire ni par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires

 STRASBOURG

29 juin 2021

 Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à larticle 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 En laffaire Broda et Bojara c. Pologne,

La Cour européenne des droits de lhomme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Renata Degenergreffière de section,

Vu :

les requêtes (nos 26691/18 et 27367/18) dirigées contre la République de Pologne et dont deux ressortissants de cet État, M. Mariusz Broda et Mme Alina Bojara (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de larticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales (« la Convention ») les 1er et 4 juin 2018, respectivement,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement polonais (« le Gouvernement ») le grief concernant larticle 6 § 1 de la Convention et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,

la décision de traiter en priorité les requêtes (article 41 du règlement de la Cour (« le règlement »)),

les observations communiquées par le Gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,

les commentaires reçus de lONG Amnesty International, de la Commission internationale de juristes et de lassociation de juges polonais « Iustitia », que le président de la section avait autorisées à se porter tierces intervenantes,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mai 2021,

Rend larrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  Dans la présente affaire, les requérants alléguaient quils navaient pas disposé dun recours effectif pour se plaindre de la révocation anticipée de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction. Ils invoquaient larticle 6 § 1 de la Convention.

EN FAIT

2.  Les requérants, respectivement nés en 1969 et 1960, résident à Kielce. Ils sont représentés par Me S. Gregorczyk-Abram, avocate, et Mme EjchartDubois, juriste de la Fondation Helsinki pour les droits de lhomme de Varsovie.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. J. Sobczak, du ministère des Affaires étrangères.

4.  Juges depuis 1998 et 1988, respectivement, les requérants exercent la fonction de juge du tribunal régional de Kielce depuis le 14 avril 2014 et le 25 octobre 1995, respectivement.

5.  En octobre et mai 2014, respectivement, les requérants furent nommés vice-présidents de ce même tribunal par le ministre de la Justice dalors, pour un mandat de six ans.

6.  Par une lettre en date du 2 janvier 2018, qui avait été communiquée aux requérants le 8 janvier 2018, le secrétaire dÉtat adjoint au ministre de la Justice informa les intéressés de la cessation de leur mandat de vice-président de juridiction en application de larticle 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017 portant modification de la loi sur lorganisation des tribunaux ordinaires (Prawo o ustroju sądów powszechnych, la « loi Pusp ») et de certaines autres lois (Ustawa z dnia 12 lipca 2017 o zmianie ustawy  Prawo o ustroju sądów powszechnych oraz niektórych innych ustaw, « la loi du 12 juillet 2017 »), (paragraphe 33 ci-dessous).

7.  Par une lettre en date du 19 février 2018, les requérants demandèrent au secrétaire dÉtat adjoint au ministre de la Justice de leur communiquer les motifs des décisions ministérielles qui avaient été rendues les concernant et de leur indiquer les voies de recours quils pouvaient exercer pour les contester.

8.  Par une lettre en date du 21 mars 2018, un responsable du service compétent du ministère de la Justice informa les requérants que, selon la lettre des dispositions pertinentes de larticle précité de la loi du 12 juillet 2017, le ministre de la Justice était habilité, dans les six mois suivant lentrée en vigueur de cette loi, soit du 12 août 2017 au 12 février 2018, à révoquer les chefs de juridiction sans que ne fussent applicables les conditions prescrites par les articles 23 à 25 de la loi Pusp dans sa version en vigueur à compter du 12 août 2017 (paragraphes 2729 ci-dessous), et sans que le ministre concerné ne fût obligé de communiquer aux intéressés les motifs de sa décision. Il ajouta quen loccurrence, les décisions de révocation que le ministre de la Justice, statuant en sa qualité dorgane chargé de la promotion du bon fonctionnement des tribunaux, avait adoptées à légard des requérants étaient insusceptibles de recours.

9.  Par des lettres quils firent parvenir au ministre de la Justice les 17 et 26 avril 2018, respectivement, les requérants réitérèrent la demande quils avaient formulée le 19 février 2018. Ils concédaient quen application des dispositions précitées de larticle 17 de la loi du 12 juillet 2017, le ministre de la Justice pouvait à son gré révoquer un chef de juridiction, mais ils estimaient quil se dégageait des lettres ministérielles qui leur avaient été adressées (paragraphes 6 et 8 ci-dessus) que leur révocation avait pour cause de supposés « dysfonctionnements administratifs » du tribunal régional de Kielce et que leur maintien en poste aurait nui au « bon fonctionnement des tribunaux ». Ils considéraient que ces déclarations du ministre de la Justice non seulement étaient dénuées de tout fondement mais aussi avaient nui à leur réputation en tant que vice-présidents de juridiction et juges exerçant leurs fonctions au nom de la République. Ils soutenaient que contrairement à ce que le ministre de la Justice avait sousentendu, leur manière dexercer leurs fonctions de vice-président de juridiction navait jamais été remise en cause par quiconque et avait au contraire toujours été appréciée dans leur milieu professionnel.

10.  Le requérant ajoutait ce qui suit. En sus de ses fonctions managériales, il avait continué à exercer ses fonctions juridictionnelles, et ce en dépit du fait que sa charge de travail fût en conséquence devenue supérieure à celle de ses collègues. La chambre du tribunal quil présidait avait toujours réalisé de bons résultats en matière juridictionnelle. En outre, les principes de lÉtat de droit en démocratie commandaient quavant dordonner la révocation dun juge, le ministre de la Justice lui notifiât ses griefs à son encontre et lui donnât loccasion de sexpliquer, voire, dexercer toute voie de recours disponible eu égard à sa situation. Enfin, la situation le conduisait à sinterroger sur la raison pour laquelle le ministre de la Justice navait réalisé aucune analyse de ses performances professionnelles avant dordonner sa révocation.

11.  La requérante, quant à elle, estimait quen tant que juge expérimentée dune probité irréprochable, ayant exercé au cours de ses trente années de carrière plusieurs fonctions au sein de lordre judiciaire, elle méritait ne serait-ce que quelques explications « justes et objectives » de la part du ministre de la Justice à propos de sa révocation. Faisant référence aux passages pertinents de quelques-uns de ses rapports dévaluation professionnelle, elle soutenait quelle sétait toujours acquittée de manière exemplaire de ses fonctions administratives au tribunal régional de Kielce.

12.  Par deux lettres en date des 16 mai et 13 juin 2018, les services compétents du ministère de la Justice informèrent les requérants quen loccurrence, le ministre de la Justice avait exercé la prérogative en matière de révocation des chefs de juridiction qui lui était dévolue en application de larticle 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017. Ils expliquèrent aux intéressés que ceux-ci avaient à tort assimilé quelques déclarations du ministre concerné à propos de leurs fonctions à un exposé des motifs ministériels à lorigine de leur révocation. Ils ajoutèrent que le ministre de la Justice pouvait appliquer les différentes mesures à sa disposition non seulement pour remédier aux dysfonctionnements qui avaient été constatés au sein des cours et tribunaux mais aussi pour apporter des améliorations même quand la situation était satisfaisante.

13.  Le 1er avril 2019, la requérante partit en retraite anticipée.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

  1. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
    1. La Constitution polonaise

14.  Les articles pertinents de la Constitution disposent :

Article 45

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sans retard excessif, par un tribunal compétent, indépendant et impartial.

(…) »

Article 60

« Les citoyens polonais jouissant de la plénitude des droits publics ont le droit daccéder, dans des conditions dégalité, aux fonctions publiques. »

Article 78

« Chacune des parties dispose dun droit de recours contre les jugements et décisions rendus en première instance. Les exceptions à ce principe et la procédure de recours sont fixées par la loi. »

Article 79

« 1.  Quiconque estime quune décision rendue à titre définitif par les autorités judiciaires ou les pouvoirs publics a emporté violation de ses droits ou libertés garantis par la Constitution peut, conformément aux principes définis par la loi, saisir la Cour constitutionnelle dun recours pour contester la conformité à la Constitution de la disposition législative ou de lacte normatif sur lequel lautorité judiciaire ou les pouvoirs publics ont fondé la décision en question.

(…) »

Article 149

« 1.  Les ministres dirigent un département donné de ladministration gouvernementale ou accomplissent les missions qui leur sont confiées par le président du Conseil des ministres. Des lois définissent le domaine dactivité des ministres qui dirigent un département de ladministration gouvernementale.

(…) »

Article 173

« Les cours et tribunaux exercent un pouvoir séparé et indépendant des autres pouvoirs. »

Article 174

« Les cours et tribunaux rendent la justice au nom de la République de Pologne. »

Article 178

« 1.  Les juges sont indépendants dans lexercice de leurs fonctions et sont uniquement soumis à la Constitution et aux lois.

2.  Les juges ont des conditions demploi et de salaire garanties, correspondant à la dignité des fonctions quils remplissent et à létendue de leurs devoirs.

(…) »

Article 180

« 1.  Les juges sont inamovibles.

2.  Un juge ne peut être révoqué, suspendu de ses fonctions, déplacé dans un autre ressort ou investi dune autre fonction contre sa volonté quen vertu dune décision de justice, et uniquement dans les cas prévus par la loi.

(…) »

Article 190

« (…)

4.  Une décision de la Cour constitutionnelle déclarant non-conforme à la Constitution, au traité ou à la loi lacte normatif ayant fondé une décision de justice définitive, une décision administrative définitive ou une décision portant sur une autre affaire peut donner lieu à la réouverture de la procédure, lannulation de la décision ou toute autre mesure, selon les principes et modalités prévus par les dispositions applicables à la procédure en question.

(…) »

  1. La loi sur lorganisation de la Cour constitutionnelle et la procédure applicable à celle-ci

15.  En vertu de larticle 39 § 1 alinéa 3 de la loi sur lorganisation de la Cour constitutionnelle et la procédure applicable à celle-ci (Ustawa o organizacji i trybie postępowania przed Trybunałem Konstytucyjnym ; « la loi sur la Cour constitutionnelle ») telle quelle était en vigueur à lépoque des faits, la Cour constitutionnelle met fin à toute procédure pendante devant elle sil apparaît que lacte normatif objet de la procédure en question ne sera plus contraignant à la date à laquelle elle aura statué.

16.  En vertu de larticle 77 § 1 de la même loi, un recours constitutionnel peut être déposé après lépuisement des voies de recours internes, à supposer quelles existent, dans un délai de 3 mois à compter de la date du prononcé de larrêt, de la décision ou de tout autre acte rendus à titre définitif.

  1. La loi Pusp
    1. Les dispositions pertinentes de la loi Pusp dans leur formulation applicable à lépoque de prise de fonctions des requérants

17.  En vertu de larticle 21 §§ 1 alinéa 1 et 3 de cette loi, les tribunaux régionaux sont administrés par trois organes : un président, un collège des représentants (kolegiumci-après « le collège ») du tribunal concerné et un directeur du tribunal (dyrektor sądu). Le président est le supérieur hiérarchique du directeur du tribunal. Il accomplit tous les actes relevant du droit du travail, à lexception de ceux qui incombent au ministre de la Justice, et il détermine au moins une fois par an les ressources nécessaires au bon fonctionnement du tribunal dont il est le responsable en chef.

18.  Les attributions du président du tribunal régional sont énumérées à larticle 22. En vertu de cet article, le président du tribunal régional dirige et représente sa juridiction, sauf dans les situations qui relèvent de la compétence du directeur du tribunal, et il en dirige les activités administratives. Il agit en qualité de supérieur hiérarchique de lensemble des agents qui exercent des fonctions juridictionnelles au sein du tribunal. Il définit les attributions des agents en question et les en relève, sauf disposition contraire de la loi. Il veille à luniformité de la jurisprudence dans le tribunal, communique aux juges impliqués les résultats de son contrôle sur ce point et informe le premier président la Cour suprême déventuelles incohérences. Il peut également être investi dautres fonctions si la législation applicable lexige. Il agit en qualité de supérieur hiérarchique de lensemble des juges stagiaires de sa juridiction. Dans le cadre de ses fonctions administratives, il est placé sous la supervision du président de la juridiction hiérarchiquement supérieure et du ministre de la Justice.

19.  En vertu des dispositions pertinentes de larticle 22 b §§ 1 et 4, le vice-président du tribunal régional se substitue au président. Le ministre de la Justice fixe pour chaque tribunal régional le nombre de vice-présidents devant être nommés, après consultation du président du tribunal concerné et de celui de la cour dappel du ressort.

20.  En vertu de larticle 23 §§ 1 à 5, les présidents des cours dappel sont nommés parmi les juges dappel par le ministre de la Justice, après consultation préalable de lassemblée générale des juges de la juridiction concernée. Le ministre de la Justice présente son candidat à lassemblée générale de la cour dappel concernée afin dobtenir son avis. Le silence gardé pendant deux mois par lassemblée en question vaut approbation. En cas davis négatif, le ministre de la Justice peut procéder à la nomination de son candidat si le Conseil national de la magistrature (Krajowa Rada Sądownictwa« le CNM »)[1] lapprouve. Un avis négatif du CNM lie le ministre concerné. Le silence gardé pendant trente jours par le CNM vaut approbation.

21.  En vertu de larticle 24 §§ 1 à 3, les présidents des tribunaux régionaux sont nommés par le ministre de la Justice parmi les juges du tribunal concerné ou parmi les juges dappel, après consultation de lassemblée générale des juges du tribunal (zgromadzenie ogólne sędziów sądu) concerné et du président de la cour dappel du ressort. Les dispositions de larticle 23 §§ 2 à 5 de la même loi (paragraphe 20 cidessus) sappliquent mutatis mutandis à la nomination des présidents des tribunaux régionaux. Chaque vice-président de tribunal régional est nommé par le ministre de la Justice parmi les juges du tribunal concerné, sur réquisition du président du tribunal concerné et après consultation du collège du tribunal concerné et du président de la cour dappel du ressort.

22.  En vertu de larticle 25 §§ 1 à 3, les présidents des tribunaux de district sont nommés par le président de la cour dappel du ressort parmi les juges de district ou les juges du tribunal régional du ressort après consultation de lassemblée générale des juges du tribunal de district concerné et du président du tribunal régional du ressort. Les dispositions de larticle 23 §§ 2 à 5 de la même loi (paragraphe 20 cidessus) sappliquent mutatis mutandis à la nomination des présidents des tribunaux de district, sauf en ce qui concerne le délai de consultation de lassemblée générale des juges du tribunal concerné, qui, en loccurrence, est de trente jours. Les vice-présidents des tribunaux de district sont nommés par le président de la cour dappel du ressort parmi les juges du tribunal concerné, sur réquisition du président du tribunal de district concerné et après consultation du collège du tribunal concerné et du président du tribunal régional du ressort.

23.  En vertu des dispositions pertinentes de larticle 26 § 2, les viceprésidents des cours dappel et des tribunaux régionaux sont nommés pour une période de six ans et ne peuvent être renommés à ces fonctions quà lexpiration dun délai de six ans à compter de la fin de leur mandat.

24.  En vertu de larticle 27 § 1, le ministre de la Justice peut relever les chefs des cours dappel et des tribunaux régionaux de leurs fonctions avant la fin de leur mandat si ceux-ci commettent un manquement flagrant à leurs obligations professionnelles et/ou si, pour dautres motifs, ils ne peuvent concilier les intérêts de la justice et lexercice de leur mandat.

25.  En vertu de larticle 27§§ 2 et 3, le chef dun tribunal régional ou dune cour dappel peut être destitué après consultation préalable du CNM. Si le ministre de la Justice souhaite révoquer un chef de juridiction, il doit en informer le CNM et lui communiquer ses motifs en vue dobtenir son accord. Un refus du CNM lie le ministre concerné. Le silence gardé pendant trente jours par le CNM vaut acceptation de la décision du ministre.

26.  Larticle 89 §§ 1 à 3 énonce lobligation pour les juges de respecter la voie hiérarchique. En vertu de cette disposition, les éventuelles prétentions, demandes dexplications et contestations afférentes à lexercice par un juge de ses fonctions ne peuvent être formulées par lintéressé que par la voie hiérarchique. En la matière, un juge ne peut sadresser à aucune institution ou personne étrangère à son service, et il lui est également interdit de communiquer publiquement sur la question. Il peut toutefois introduire devant les tribunaux des recours liés à ses conditions de service (« sprawy o roszczenia ze stosunku służbowego »).

  1. Les dispositions pertinentes de la loi Pusp dans leur formulation applicable postérieurement au 12 août 2017

27.  En vertu de larticle 23 §§ 1 et 2 de cette loi, le ministre de la Justice nomme les présidents des cours dappel parmi les juges dappel ou régionaux. Il les présente ensuite devant lassemblée générale des juges dappel compétente. Il nomme les viceprésidents des tribunaux régionaux sur réquisition du président du tribunal concerné, parmi une liste de candidats issus de la cour dappel ou du tribunal régional.

28.  En vertu de larticle 24 §§ 1 et 2, le ministre de la Justice nomme les présidents des tribunaux régionaux parmi les juges dappel, régionaux ou de district. Ceux-ci sont ensuite présentés devant lassemblée générale compétente des juges régionaux par le ministre de la Justice, le président de la cour dappel du ressort ou le président du tribunal régional du ressort. Les vice-présidents des tribunaux régionaux sont nommés par le ministre de la Justice, sur réquisition du président du tribunal régional concerné, parmi une liste de candidats issus de la cour dappel, du tribunal régional ou du tribunal de district.

29.  En vertu de larticle 25 §§ 1 et 2, les présidents des tribunaux de district sont nommés par le ministre de la Justice parmi les juges régionaux ou de district. Ils sont présentés par le ministre de la Justice ou le président de la cour dappel ou du tribunal régional du ressort à lensemble des juges du tribunal à la tête duquel ils ont été nommés. Les vice-présidents des tribunaux de district sont nommés par le ministre de la Justice, sur réquisition du président du tribunal de district concerné, parmi une liste de candidats issus des tribunaux régionaux ou de district.

30.  En vertu de larticle 27 § 1, un chef de juridiction peut être révoqué par le ministre de la Justice avant la fin de son mandat en cas dincapacité grave et persistante à sacquitter de ses fonctions officielles, si sa gestion de la juridiction et des juridictions inférieures est particulièrement inefficace, si dautres raisons rendent son maintien en fonction incompatible avec la bonne administration de la justice, ou sil démissionne.

31.  En vertu de larticle 27 §§ 2 et 3, la destitution dun chef de tribunal intervient après obtention dun avis du collège du tribunal concerné. Sil entend révoquer un chef de juridiction, le ministre de la Justice doit en informer le collège concerné et lui communiquer ses motifs. Il peut suspendre le chef de juridiction concerné de ses fonctions dans lattente de lavis du collège.

32.  En vertu de larticle 27 §§ 4, 5 et 5 a), le collège statue par un avis après avoir entendu le chef de juridiction concerné. Ce dernier ne participe pas au vote du collège, même sil en est membre. En cas davis favorable du collège, le ministre de la Justice peut révoquer le chef de juridiction mis en cause. Le silence gardé par le collège pendant trente jours à compter de la date de sa saisine par le ministre de la Justice vaut acceptation de cette révocation. En cas davis défavorable du collège, le ministre de la Justice peut informer le CNM de son intention de révoquer le chef de juridiction concerné et lui transmettre ses éléments à lappui. Un avis défavorable du CNM lie le ministre sil est adopté à la majorité des deux tiers des voix exprimées. Le silence gardé par le CNM pendant un délai de trente jours à compter de la date de sa saisine par le ministre de la Justice vaut acceptation de la révocation du chef de juridiction concerné.

  1. La loi du 12 juillet 2017 (entrée en vigueur le 12 août 2017)

33.  En vertu de larticle 17 § 1 de cette loi, les présidents et viceprésidents de juridiction qui avaient été nommés à leurs postes respectifs en vertu de version de la loi Pusp antérieure à lamendement prévu par larticle premier de la loi du 12 juillet 2017 pouvaient être révoqués par le ministre de la Justice dans les six mois suivant la date dentrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017 sans que les conditions énoncées dans la version amendée de larticle 27 § 1 de la loi Pusp ne sappliquassent.

  1. La loi sur la procédure applicable aux juridictions administratives

34.  En vertu de larticle 3 §§ 1 à 3 de la loi sur la procédure applicable aux juridictions administratives (Prawo o postępowaniu przed sądami administracyjnymi, la « loi Ppsa »), les juridictions administratives contrôlent ladministration publique et appliquent à cet égard les mesures prévues par la loi. Font lobjet de leur contrôle : 1) les décisions administratives ; 2) les ordonnances administratives  quelles soient définitives ou susceptibles de recours  et les ordonnances sur le fond ; 3) les ordonnances susceptibles de recours rendues dans des procédures dexécution ou conservatoires ; 4) les actes ou actions de ladministration publique, autres que ceux énoncés aux points 1 à 3, qui portent sur des droits ou obligations découlant de la loi ; 5) les actes de droit local émanant dentités de ladministration locale ou de ladministration territoriale ; 6) les actes dadministration publique, autres que ceux indiqués au point 5, émanant dautorités de ladministration locale ou de leurs groupements intercommunaux ; 7) les actes de contrôle à légard dorganes de différentes entités de ladministration locale ; et 8) linaction des autorités dans des cas indiqués aux points 1 à 4.

En outre, les juridictions administratives statuent également dans toutes les affaires qui relèvent de leur compétence en vertu des dispositions spécifiques en matière de contrôle juridictionnel, et elles appliquent à cet égard les mesures prévues par ces dispositions.

  1. Le code civil

35.  En vertu de larticle 417¹ §§ 1, 2 et 4 du code civil, quiconque estime avoir subi un préjudice du fait de ladoption dun acte normatif peut introduire une demande de réparation dès lors quune procédure pertinente a permis de conclure à lincompatibilité de lacte normatif en question avec la Constitution, un accord international ou une loi. Quiconque estime avoir subi un préjudice à raison dune décision de justice ou dune décision émanant dune autorité publique peut, sauf disposition légale contraire, introduire une demande de réparation dès lors quune procédure pertinente a permis de conclure au caractère irrégulier de la décision en question ou détablir que lacte normatif sur lequel la décision en question était fondée était contraire à la Constitution, à un accord international ou à une loi. Si un préjudice a résulté de la non-adoption dun acte normatif dont ladoption est rendue obligatoire par la loi, le tribunal statuant sur une éventuelle action indemnitaire introduite par la victime doit déterminer si la situation consécutive à une telle omission législative est régulière ou non.

  1. Les arrêts K 28/97 et SK 20/11 rendus par la Cour constitutionnelle les 9 juin 1998 et 30 octobre 2012 respectivement

36.  Dans le premier des deux arrêts susmentionnés, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles quelques-unes des dispositions législatives portant modification de la loi sur les membres des forces armées. Elle a en effet considéré que les dispositions en question aboutissaient à priver les militaires de carrière du droit à un tribunal en cas de litiges relatifs au recrutement et à la radiation des cadres. Elle a établi une distinction entre, dune part, les litiges découlant de liens de subordination hiérarchique au sein de ladministration publique (sprawy podległości służbowejnależące do sfery wewnętrznej administracji publicznej) et, dautre part, les litiges découlant des rapports de service au sein de la même administration dans lesquels les particuliers agissent en tant que sujets des droits et obligations distincts des organes de ladministration publique. Elle a dit que les litiges qui naissaient tant de la création des rapports de service au sein des forces armées que de la cessation de ces rapports consécutive à la révocation des agents concernés relevaient de la deuxième de deux catégories de litiges susmentionnées. Elle a observé que les litiges relevant de la deuxième catégorie produisaient leurs effets hors de ladministration publique et, par conséquent, relevaient du droit à un tribunal. Elle a déclaré en outre quil en allait autrement pour les litiges concernant des membres des forces armées qui étaient consécutifs à leur nomination à un poste dans larmée, à leur mutation ou à leur révocation dun poste dans larmée, à lattribution de grades dans larmée, à la mutation vers un autre corps des forces armées ou à lenvoi en mission hors du quartier général.

37.  Dans le deuxième de deux arrêts précités, la Cour constitutionnelle a déclaré, entre autres, que les dispositions de larticle 394¹ § 1 alinéa 2 du code de procédure civile, pour autant quelles excluaient dans le chef dun avocat commis doffice un recours contre une décision portant rejet de sa demande de remboursement des frais de représentation dun client devant une juridiction dappel, étaient contraires, entre autres, au droit de lavocat concerné à un tribunal, garanti par larticle 45 § 1 de la Constitution. Elle a également indiqué que le droit à un tribunal sappliquait aux litiges concernant tant des particuliers que des personnes ne relevant pas de cette catégorie. Elle a observé en outre que la notion de « cause » dont dépendait lapplication du droit à un tribunal nétait clairement définie ni dans la doctrine ni dans la jurisprudence pertinente. Elle a considéré que cette notion devait être interprétée comme englobant lensemble des litiges concernant des personnes physiques et morales. Enfin, elle a observé que le litige qui lui était soumis relevait de la catégorie précitée et, par conséquent, du champ dapplication du droit à un tribunal.

  1. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
    1. Lavis de la Commission de Venise

38.  Les passages pertinents de lavis sur le projet de loi portant modification de la loi sur le Conseil national de la Justice [le CNM[2]], sur le projet de loi portant modification de la loi sur la Cour suprême, proposés par le président de la République de Pologne, et sur la loi sur lorganisation des tribunaux ordinaires, adopté par la Commission de Venise lors de sa 113e session plénière (Venise, 8-9 décembre 2017, CDL-AD(2017)031) se lisent ainsi :

« C.  Loi sur les tribunaux ordinaires

96.  La loi sur les tribunaux ordinaires (ci-après la loi) a été signée par le Président et est entrée en vigueur. Certaines de ses dispositions sont désormais appliquées en pratique. Elle élargit les compétences du ministre de la Justice en ce qui concerne lorganisation interne des tribunaux, la nomination et la révocation des présidents et des vice-présidents de ces derniers et étend celles du ministre de la Justice en matière de promotion et de discipline. Elle est de nouveau très longue et complexe et la Commission de Venise nen analysera que les éléments les plus problématiques.

97.  La Commission de Venise précise demblée que les nouveaux pouvoirs du ministre de la Justice ne doivent pas être analysés isolément mais parallèlement aux autres pouvoirs quil a dans le système polonais. En Pologne, les pouvoirs du ministre de la Justice sur le pouvoir judiciaire étaient déjà très vastes avant la réforme. Cest ainsi que le ministre :

  • attribue les nouveaux postes de juges aux différents tribunaux (article 20a, paragraphe 1 de la loi),
  • crée et supprime les divisions, les sous-divisions et les unités des tribunaux (article 19),
  • crée et supprime des tribunaux et détermine leurs domaines de compétence locale (article 20),
  • fixe le nombre de vice-présidents du tribunal régional (article 22b, paragraphe 4),
  • chapeaute sur le plan administratif tous les gestionnaires de tribunaux, les nomme et les révoque (article 21a, paragraphe 2, Article 32, paragraphe 1),
  • participe à la nomination des juges inspecteurs (article 37d),
  • contrôle lefficacité administrative des présidents de cours dappel et définit des lignes directrices à leur intention (article 37g,  1 (2) et (3)),
  • impose des sanctions financières aux présidents de juridiction (article 37ga) [note de bas de page omise],
  • reçoit les rapports des présidents de juridiction dont il évalue les résultats tous les ans (article 37h, paragraphes 3 et 5, ce qui peut donner lieu à une augmentation ou à une baisse de lindemnité de fonctions – paragraphes 11 et 12),
  • établit le règlement des tribunaux ordinaires (article 41, paragraphe 1),
  • définit des règles applicables au traitement des plaintes internes (article 41e),
  • arrête une procédure détaillée et une méthode dévaluation des qualifications dun candidat à un poste vacant de juge (article 57i, paragraphe 4),
  • autorise le transfert de juges dans dautres juridictions ou leur détachement dans dautres organes de lÉtat (article 75b, paragraphe 3 et article 77),
  • accorde un congé maladie payé aux juges (article 93, paragraphe 3),
  • ordonne des examens médicaux pour les juges (article 94d),
  • nomme les substituts et les répartit dans les tribunaux (article 106i, paragraphes 1 et 2),
  • peut demander louverture dune procédure disciplinaire à lencontre dun juge (article 114, paragraphe 1),
  • peut faire appel des décisions dune juridiction disciplinaire (article 121, paragraphe 1) et surtout,
  • administre le budget alloué aux tribunaux ordinaires (article 177, paragraphe 1), et
  • fixe les règles financières des tribunaux (article 179).

98.  Cette liste nest pas exhaustive. Lexercice de certaines de ces prérogatives appelle des consultations avec les organes judicaires : les présidents des tribunaux (qui sont nommés par le ministre de la Justice en vertu de la nouvelle loi), les assemblées des juges ou le Conseil national de la Justice [note de bas de page omise]. Cela étant, le ministre a toujours le dernier mot. Le système de gouvernance judiciaire polonais est donc largement centralisé et géré de lextérieur par le ministre de la Justice.

99.  Qui plus est, le ministre de la Justice et le procureur général sont une seule et même personne. La loi de 2016 sur le ministère public a fusionné ces deux charges, ce qui pose un problème en soi (voir CDL-REF(2017)048, Pologne – Act on Public Prosecutors Office ; voir également CDL-AD(2017)028, Pologne – avis sur la loi relative au ministère public modifiée, paragraphe 20). Cette fusion détermine la position du ministre de la Justice dans le système judiciaire : le ministre a un intérêt supplémentaire dans les procédures judiciaires tout en ayant dimportants pouvoirs à légard des tribunaux et des juges [note de bas de page omise]. (…)

7.  Pouvoirs directs du ministre de la Justice à légard des juridictions

a.  Nomination et révocation des présidents de juridiction

100.  Dans les six mois suivant ladoption de la loi, le ministre de la Justice peut révoquer et nommer des présidents de juridiction comme il lentend (article 17), ce quil semble déjà avoir fait en en révoquant un certain nombre. À lissue de cette période transitoire, la loi lhabilite à nommer et à révoquer les présidents de juridiction (articles 23, 24, 25 et 27). Il nomme les présidents des cours dappel, des tribunaux régionaux et des tribunaux dinstance à son gré sans quaucune condition de fond ne sapplique [note de bas de page omise].

101.  Daprès le CCJE [Conseil consultatif des juges européens], les procédures de nomination des présidents des juridiction devraient suivre la même voie que celle de la sélection et de la nomination des juges et associer normalement les conseils de la justice [note de bas de page omise]. La Commission de Venise partage cet avis. Dans son rapport sur les nominations judiciaires, elle déclare quun conseil de la magistrature « doit avoir une influence décisive sur la nomination et lavancement des juges » [note de bas de page omise]. Par « avancement », on entend notamment ici la nomination aux fonctions de président de juridiction. Dans un autre avis, la Commission de Venise a marqué une nette préférence pour un système dans lequel les présidents de juridiction sont élus par les juges de la juridiction concernée [note de bas de page omise].

102.  (…) Quoi quil en soit, le ministre ne devrait pas être seul à décider. Les juges devraient participer activement à la procédure, que ce soit directement ou par lintermédiaire dun conseil de la justice convenablement composé.

103.  Dans le contexte polonais, il est étonnant quaprès les amendements du mois de juillet à la loi sur le judiciaire, le pouvoir judiciaire ne participe pas à la procédure de nomination des présidents de juridiction. (…) En outre, les présidents de juridiction dans le système polonais ont de vastes pouvoirs sur les juges ordinaires et jouent un rôle important dans la gestion des affaires (voir ci-dessous), ce qui rend leur étroite dépendance par rapport au ministre de la Justice encore plus problématique. (…)

104.  Avant les amendements de juillet 2017, le Conseil national de la justice participait à la procédure de nomination des présidents de juridiction et avait le droit de refuser un candidat proposé par le ministre de la Justice. Cet important garde-fou a été supprimé. La Commission de Venise recommande de revenir au modèle précédent et dassujettir la décision du ministre de la Justice de nommer un président de juridiction à lapprobation du Conseil national de la justice ou de lassemblée générale des juges de la juridiction concernée. Encore mieux, lun de ces organes devrait être habilité à choisir la meilleure candidature et à la soumettre à lapprobation du ministre de la Justice.

105.  La loi modifiée ne protège pas suffisamment les présidents de juridiction contre les révocations arbitraires. Le ministre peut désormais justifier une révocation par une « incapacité grave ou persistante [du président de la juridiction] à sacquitter de ses fonctions officielles », par « dautres raisons [qui] rendent le maintien en fonction incompatible avec la bonne administration de la justice » ou par une gestion « particulièrement inefficace » de la juridiction et des juridictions inférieures (article 27, paragraphes 1 (1), (2), (3)). Ces formules sont relativement générales et ne limitent pas réellement la liberté dappréciation du ministre de la Justice.

106.  Du point de vue de la procédure, conformément à la loi modifiée, le Conseil national de la justice doit contrôler les révocations des présidents de juridiction. Sur le plan des principes, cette participation est saluée mais ne peut guère être considérée comme une garantie efficace, car le conseil ne peut opposer son veto à une révocation quà la majorité des deux tiers des voix (article 27, paragraphe 4). Ce seuil est très élevé, même dans le système actuel. En dautres termes, le Conseil national de la justice ne serait guère en mesure de sopposer à la révocation dun président de juridiction par le ministre de la Justice. Cela deviendra quasiment impossible si le projet de loi du Président sur le Conseil national de la justice est adopté et si la majorité écrasante des membres de ce dernier est représentative de la majorité politique à laquelle appartient le ministre de la Justice. De plus, celui-ci peut relever un président de juridiction de ses fonctions tant que laffaire est pendante devant le Conseil national de la justice.

107.  Enfin, la Commission de Venise renvoie de nouveau à laffaire Baka susmentionnée dans laquelle la Cour européenne des droits de lhomme a conclu à une violation de larticle 6 de la Convention en raison de labsence de recours judiciaire à la suite de la révocation dun juge en chef. Cette jurisprudence est aussi applicable à la révocation de présidents de juridiction par le ministre en vertu de la loi modifiée.

(…) »

  1. Le Commissaire aux droits de lhomme du Conseil de lEurope

39.  Les passages pertinents du rapport de la Commissaire sur la Pologne faisant suite à sa visite du pays en mars 2019 (CommDH(2019)17) se lisent ainsi :

« 1.5. MASS DISMISSALS AND DISCIPLINARY PROCEEDINGS AFFECTING JUDGES AND PROSECUTORS

Amendments to the Act on Common Courts adopted in July 2017, which entered into force in August 2017, bestowed on the Minister of Justice (Prosecutor-General) the special power to dismiss single-handedly common court presidents (chairs) and vice-presidents (vice-chairs) over a six-month transitional period ending on 12 February 2018, without any conditions attached and  specifically  without any requirement of prior consultation with the National Council for the Judiciary or the general assembly of judges of the court concerned.

During that six-month window, a total of 158 court presidents and vice-presidents were dismissed, often by fax, e-mail or letter signed by Deputy Minister of Justice, providing little to no justification. The dismissals, which affected about 21% of the Polish courts 730 presidents, took place in about one-sixth of all courts, while about a quarter of all courts received new appointees. Subsequently, the Minister of Justice (Prosecutor-General) appointed 229 new court presidents and vice-presidents, in some cases filling existing vacancies. The Commissioner was told by representatives of the judicial professions that some of the new appointees had personal or professional links to the Minister of Justice (Prosecutor-General), or were judges and prosecutors previously seconded to the Ministry of Justice, or to the Office of the State Prosecutor. The new law also allowed newly appointed court presidents to carry out a review of various subordinate positions within courts, such as heads of departments or sections, within a further six months following their nomination.

(…)

The Commissioner finds it striking that hundreds of court presidents, vice-presidents and prosecutors have been either dismissed or replaced by the Minister of Justice in recent years. She recalls the opinions adopted by the Venice Commission in 2016 and 2017, which highlighted the negative consequences of the extensive and unchecked powers concentrated in the combined functions of Minister of Justice and of Prosecutor-General. Notably, the Venice Commission found that empowering the Minister of Justice (Prosecutor-General) to dismiss court presidents en masse, without proper justification or right to appeal, left the latter inadequately protected from arbitrary dismissal. In line with the recommendations of the Venice Commission, the Commissioner considers that all decisions to appoint or dismiss a court president or vice-president should be adequately justified and subject to approval by the general assembly of judges of the respective court. Moreover, any person concerned by such dismissal should be able to appeal that decision to a court. (…)

(…) »

  1. LAssemblée parlementaire du Conseil de lEurope

40.  Dans sa résolution « Nouvelle menaces contre la primauté du droit dans les États membres du Conseil de lEurope », adoptée le 11 octobre 2017 (Résolution 2188 (2017)), lAssemblée parlementaire du Conseil de lEurope a fait état de ses préoccupations quant à certains développements récents qui, selon elle, mettaient en péril le respect de lÉtat de droit en Pologne et, en particulier, lindépendance de la justice et le principe de la séparation des pouvoirs. Elle a précisé que ce risque tenait tant aux tendances à limiter lindépendance de la justice par les tentatives faites pour politiser les conseils de la magistrature et les tribunaux quaux tentatives de révocation massive de juges et de procureurs.

41.  Le 28 janvier 2020, lAssemblée parlementaire a décidé douvrir à légard de la Pologne une procédure de suivi concernant le fonctionnement de ses institutions démocratiques et lÉtat de droit après avoir déclaré dans une résolution adoptée le même jour et intitulée « Le fonctionnement des institutions démocratiques en Pologne » (Résolution 2316 (2020)) que les récentes réformes « portaient gravement atteinte à lindépendance du pouvoir judiciaire et à la prééminence du droit ». Dans la résolution précitée, lAssemblée parlementaire a notamment déclaré ce qui suit :

« (…)

7.3  la réforme des tribunaux de droit commun, lAssemblée est gravement préoccupée par les pouvoirs excessifs et discrétionnaires sur le système judiciaire qui ont été conférés au ministre de la Justice, notamment en ce qui concerne la nomination et la révocation des présidents de tribunaux, les procédures disciplinaires à lencontre des juges et lorganisation interne des tribunaux. À cela sajoutent les pouvoirs également excessifs conférés au ministre de la Justice en qualité de procureur général et labsence de contrepoids exercé par un Conseil national de la magistrature véritablement indépendant. Ces pouvoirs doivent être réduits et des contrôles et contrepoids juridiques appropriés doivent être introduits dans la législation concernée. »

42.  Dans une résolution adoptée ultérieurement, le 26 janvier 2021, et intitulée « Les juges doivent rester indépendants » (Résolution 2359 (2021)), lAssemblée a relevé que les inquiétudes quelle-même avait exprimées dans la résolution précitée du 28 janvier 2020 demeuraient dactualité. Elle a observé que les pouvoirs du ministre de la Justice concernant la nomination et la révocation des présidents de juridictions demeuraient excessifs.

  1. Le Conseil consultatif des juges européens (le « CCJE »)

43.  Lavis no 19 (2016) adopté par le CCJE le 10 novembre 2016 et intitulé « Le rôle des présidents des tribunaux » se lit ainsi en ses passages pertinents :

« II.  Rôle et fonctions des présidents des tribunaux

6.  (…)

Dans lexécution de leurs tâches, les présidents des tribunaux protègent lindépendance et limpartialité des tribunaux et des juges individuellement.

A.  Représentation du tribunal et des autres juges

7.  Les présidents des tribunaux jouent un rôle clé dans la représentation des tribunaux. Les informations fournies par les membres du CCJE concernant la situation dans les États membres montrent que létendue de ce rôle spécifique est de plus en plus importante. Par ce processus, les présidents des tribunaux contribuent au développement de lensemble du système judiciaire, tout en assurant le maintien et le rendu dune justice indépendante de haute qualité par les tribunaux qui le composent.

(…)

Le devoir principal des présidents des tribunaux doit rester celui dagir à chaque instant en qualité de gardien de lindépendance et de limpartialité des juges et du tribunal dans son ensemble.

8.  Les présidents des tribunaux sont des juges faisant de fait partie du système judiciaire. (…)

(…)

III.  Élection, sélection, durée du mandat, révocation

(…)

D.  Durée du mandat

(…)

45.  Les garanties du principe dinamovibilité du juge sappliquent également au mandat du président. Le CCJE convient que « linamovibilité des juges et la garantie de leurs conditions de service sont des éléments absolument nécessaires au maintien de lindépendance de la justice, selon toutes les normes juridiques internationales, y compris celles du Conseil de lEurope [note de bas de page omise]. Rien nindique dans ces normes que le principe de linamovibilité des juges ne doive pas sappliquer au mandat des présidents de juridiction, indépendamment du fait quils exercent ou non, en plus de leurs fonctions judiciaires, des fonctions administratives ou managériales » [note de bas de page omise].

46.  Ces normes ne sont pas en contradiction avec des mandats présidentiels limités dans le temps. Lorsquun juge est nommé à la présidence dun tribunal pour une durée déterminée, il devrait exercer son mandat jusquau bout. La révocation dun président de tribunal (par exemple suite à des procédures disciplinaires) devrait, au minimum, être soumise aux mêmes garanties que celles applicables à la révocation des juges ordinaires [note de bas de page omise]. Des défaillances graves en matière dorganisation ou lincapacité à remplir la fonction de président de juridiction peuvent mener à une procédure de révocation. Toute révocation avant lexpiration du mandat devrait être soumise à des procédures et des garanties clairement établies et reposer sur des critères clairs et objectifs.

47.  En outre, la procédure de révocation anticipée devrait être transparente et tout risque dinfluence politique devrait être fermement écarté. Il convient donc déviter toute participation du pouvoir exécutif, par exemple du ministre de la Justice, à la procédure. De plus, les procédures devraient être identiques à celles appliquées pour les autres juges.

(…) »

44.  Dautres textes internationaux pertinents sont reproduits aux paragraphes 72, 73, 77, 78 et 79 de larrêt Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, 23 juin 2016).

  1. LUNION EUROPÉENNE
    1. La Commission européenne
      1. Recommandation (UE) 2017/1520 sur lÉtat de droit (troisième recommandation)

45.  Le 26 juillet 2017, la Commission a adopté une troisième recommandation concernant lÉtat de droit en Pologne, laquelle complète ses deux recommandations antérieures. Les préoccupations de la Commission portaient sur labsence de contrôle constitutionnel indépendant et légitime, et sur ladoption, par le Parlement polonais, de nouveaux actes législatifs relatifs au système judicaire du pays qui suscitent de vives préoccupations en ce qui concerne lindépendance du système judicaire. Dans sa recommandation, la Commission a estimé que la menace systémique envers létat de droit en Pologne, telle quelle est présentée dans ses deux recommandations antérieures, sétait considérablement aggravée. (…)

46.  Le 28 août 2017, le gouvernement polonais a répondu à la troisième recommandation du 26 juillet 2017. La réponse sopposait en tout point à la position formulée par la Commission dans sa recommandation et nannonçait aucune nouvelle mesure de nature à apaiser les inquiétudes exprimées par la Commission.

  1. Proposition motivée en application de larticle 7, paragraphe 1, du traité sur lUnion européenne concernant lÉtat de droit en Pologne

47.  Le 20 décembre 2017, la Commission a déclenché une procédure en application de larticle 7, paragraphe 1, du traité sur lUnion européenne (« TUE »). Cétait la première fois que cette procédure était utilisée. Dans sa proposition motivée, la Commission a invité le Conseil de lUnion européenne à constater lexistence dun risque clair de violation grave de létat de droit par la République de Pologne, qui constitue lune des valeurs visées à larticle 2 du TUE, et à adresser à la Pologne des recommandations appropriées à cet égard.

48.  La Commission a noté que la situation en Pologne navait cessé de se détériorer, malgré lémission par elle-même de ses trois recommandations dans le cadre pour létat de droit. Elle a estimé que la situation en Pologne était constitutive dun risque clair de violation grave par la République de Pologne de létat de droit, visé à larticle 2 du TUE. La Commission a fait référence à labsence de contrôle constitutionnel indépendant et légitime et au risque datteinte à lindépendance des juridictions de droit commun. Elle a observé quen deux ans, plus de treize lois consécutives ayant des incidences sur la structure du système judicaire polonais dans son ensemble ont été adoptées et que toutes ces modifications législatives ont eu pour caractéristique commune de permettre systématiquement au pouvoir exécutif ou au pouvoir législatif de singérer sensiblement dans la composition, les compétences, la gestion et le fonctionnement de ces autorités et organismes. (…)

49.  La Commission a fait remarquer quaucune des mesures définies dans sa troisième recommandation du 27 juillet 2017 navait été appliquée.

50.  Dans les observations exposées aux paragraphes 152 -153 de la proposition motivée de la Commission, il est fait référence au pouvoir de révoquer les présidents de juridiction conféré au ministre de la Justice pendant la période transitoire. Les extraits pertinents de cette proposition motivée se lisent comme suit :

(152) Larticle 17, paragraphe 1, et larticle 18, paragraphe 1, de la loi sur lorganisation des juridictions de droit commun régissent notamment la révocation des présidents et vice-présidents de juridiction. Pendant une période de six mois à compter de lentrée en vigueur de la loi, le ministre de la justice jouit du pouvoir de révoquer les présidents de juridiction sans être tenu par des critères précis, sans aucune obligation de motivation et sans possibilité pour lappareil judiciaire de bloquer ces décisions. En outre, aucun contrôle juridictionnel nest prévu dans le cas dune décision de révocation prise par le ministre de la justice.

(153) Les préoccupations de la Commission concernent les pouvoirs conférés au ministre de la justice pendant cette période de six mois. (…)

51.  La procédure prévue par larticle 7 § 1 du TUE est pendante devant le Conseil de lUnion européenne.

  1. La CJUE
    1. Larrêt rendu le 20 avril 2021 par la CJUE dans laffaire Repubblika/II- PrimMinistru (C-896/19, EU:C:2021:311)

52.  Les extraits pertinents de larrêt susmentionné se lisent ainsi :

(…)

51. (…) Par ailleurs, lexigence dindépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective et à un procès équitable prévu à larticle 47 de la Charte, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de lensemble des droits que les justiciables tirent du droit de lUnion et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à larticle 2 TUE, notamment la valeur de lÉtat de droit [voir, en ce sens, arrêts du 26 mars 2020, Réexamen Simpson/Conseil et HG/Commission, C‑542/18 RX‑II et C‑543/18 RX‑II, EU:C:2020:232, points 70 et 71, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 116 et jurisprudence citée].

(…)

53. Aux termes dune jurisprudence constante de la Cour, les garanties dindépendance et dimpartialité requises en vertu du droit de lUnion postulent lexistence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de linstance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes dabstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent décarter tout doute légitime, dans lesprit des justiciables, quant à limperméabilité de cette instance à légard déléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui saffrontent [arrêts du 19 septembre 2006, Wilson, C‑506/04, EU:C:2006:587, point 53 ; du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 66, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 117 et jurisprudence citée].

54. Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement dun État de droit, lindépendance des juridictions doit notamment être garantie à légard des pouvoirs législatif et exécutif [arrêts du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 124, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 118].

55. À cet égard, il importe que les juges se trouvent à labri dinterventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance. Les règles mentionnées au point 53 du présent arrêt doivent, en particulier, permettre dexclure non seulement toute influence directe, sous forme dinstructions, mais également les formes dinfluence plus indirecte susceptibles dorienter les décisions des juges concernés [arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 112, ainsi que du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 119].

(…)

  1. Larrêt rendu le 2 mars 2021 par la CJUE dans laffaire A.B. e.a (C824/18EU:C: 2021:153)

53.  Les extraits pertinents de larrêt susmentionné se lisent ainsi :

(…)

116 Ainsi que la souligné la Cour à maintes reprises, cette exigence dindépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de lensemble des droits que les justiciables tirent du droit de lUnion et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à larticle 2 TUE, notamment la valeur de lÉtat de droit [arrêt du 5 novembre 2019, Commission/Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), C‑192/18, EU:C:2019:924, point 106 et jurisprudence citée].

117 Aux termes dune jurisprudence constante, les garanties dindépendance et dimpartialité requises en vertu du droit de lUnion postulent lexistence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de linstance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes dabstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent décarter tout doute légitime, dans lesprit des justiciables, quant à limperméabilité de cette instance à légard déléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui saffrontent (arrêt A. K. e.a., point 123 ainsi que jurisprudence citée).

118 Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement dun État de droit, lindépendance des juridictions doit notamment être garantie à légard des pouvoirs législatif et exécutif (arrêt A. K. e.a., point 124 ainsi que jurisprudence citée).

119 À cet égard, il importe que les juges se trouvent à labri dinterventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance. Les règles mentionnées au point 117 du présent arrêt doivent, en particulier, permettre dexclure non seulement toute influence directe, sous forme dinstructions, mais également les formes dinfluence plus indirecte susceptibles dorienter les décisions des juges concernés (arrêt A. K. e.a., point 125 ainsi que jurisprudence citée).

(…)

EN DROIT

  1. JONCTION DES REQUÊTES

54.  Eu égard à la similarité dobjet des requêtes, la Cour juge opportun de procéder à leur jonction.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE LARTICLE 6 DE LA CONVENTION

55.  Les requérants se plaignent davoir été relevés de leurs fonctions de vice-président de juridiction. Ils y voient une violation de larticle 6 § 1 de la Convention. Ils allèguent en particulier que leur révocation était arbitraire et irrégulière, et ils dénoncent une absence de recours juridictionnel propre à leur permettre de la contester. La disposition de la Convention invoquée par les requérants est ainsi libellée en ses parties pertinentes en lespèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

  1. Sur la recevabilité
    1. Sur lexception tirée de lincompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention

a)      Arguments des parties

  1. Le Gouvernement

56.  Le Gouvernement affirme que les requêtes sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À cet égard, il soutient quaucun droit de caractère « civil » nest en jeu et que, par conséquent, larticle 6 sous son volet civil est inapplicable en lespèce.

57.  Le Gouvernement fait observer que du fait de leur nature, les fonctions exercées par les requérants à lépoque des faits relevaient de lexercice de prérogatives de puissance publique. Il ajoute que ni le droit daccéder à pareilles fonctions ni celui de sy maintenir ne sont garantis par le droit national ou par la Convention.

58.  Le Gouvernement expose ensuite que le principe de protection des droits de lhomme repose sur une distinction claire entre lindividu et les pouvoirs publics. Il soutient que le but de la Convention européenne des droits de lhomme et des autres traités internationaux de protection des droits de lhomme est de protéger les droits subjectifs des individus face à la puissance publique, et que seul lindividu est titulaire de droits et obligations dans sa relation à lÉtat. Il estime quun organe de lÉtat ne peut être titulaire de droits fondamentaux, et que son statut dépend des tâches et pouvoirs qui sont les siens ainsi que de ses interactions avec les autres organes de lÉtat. Il soutient que les actes accomplis à titre officiel ne peuvent pas relever de droits garantis, et que ces considérations sappliquent aux juges exerçant des fonctions administratives dans les organes de lautorité judiciaire, et notamment aux présidents de juridictions et à leurs adjoints, ainsi quaux présidents de chambres.

59.  Le Gouvernement indique ensuite que si les personnes qui occupent des postes administratifs dans des organes de lautorité judiciaire jouissent au cours de leur mandat dune certaine stabilité, cest pour protéger lintérêt public résidant dans lexercice dun pouvoir judiciaire adéquat et efficace, et non pour protéger les intérêts individuels des juges ou faciliter lavancement de leur carrière ou leur accomplissement personnel. Il estime que pareilles garanties ne peuvent être assimilées à un quelconque droit individuel des juges concernés. Il en conclut quun juge exerçant une fonction administrative dans un organe de lautorité judiciaire ne jouit pas dun droit de se maintenir en fonction. Il ajoute que la révocation anticipée dun juge exerçant pareilles fonctions nimplique selon lui aucune ingérence dans les droits individuels de celui-ci.

60.  Le Gouvernement soutient que la décision du ministre de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction était régulière et légitime, et quelle sinscrivait dans une série de réformes ministérielles visant à améliorer le fonctionnement du système judiciaire et la gestion des ressources humaines des cours et tribunaux.

61.  Il considère que les deux conditions cumulatives du « critère Vilho Eskelinen » sont remplies en lespèce, de sorte que larticle 6 est inapplicable à la cause des requérants. Sur ce point il indique en particulier que le cadre normatif qui était applicable à lépoque de leur prise de fonctions privait expressément les requérants du droit daccéder à un tribunal et que la situation des intéressés à cet égard na pas changé par la suite, même après lentrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017.

62.  Le Gouvernement expose ensuite que la fonction de chef de juridiction relève de la fonction publique et est, par conséquent, régie par le droit public. Il estime que pareille fonction ne peut être comparée à aucune relation de travail au sens du code du travail polonais, ni à aucune autre relation de cette nature.

63.  Faisant référence aux conclusions des arrêts K 28/97 et SK 20/11 rendus par la Cour constitutionnelle polonaise (paragraphes 3637 cidessus), le Gouvernement soutient que les litiges – dont la loi ne fournit pas une liste exhaustive  qui prennent leur source dans des rapports de subordination hiérarchique au sein de lautorité judiciaire ne créent pas de « cause » au sens de larticle 45 alinéa 1 de la Constitution polonaise paragraphe 14 cidessus). Il en déduit donc que le droit daccès à un tribunal est exclu pour les litiges de cette nature.

64.  Selon le Gouvernement, lexclusion pour les requérants du droit daccès à un tribunal na eu aucune répercussion négative sur leur statut de juge. Le Gouvernement déduit des stipulations pertinentes de la loi Pusp que les juges sont traités à certains égards comme des employés dont la relation de travail prend sa source dans leur acte de nomination à la fonction de juge et relève donc, selon lui, du droit du travail. Il précise que la loi Pusp, qui, daprès lui, est spécifique à cette catégorie particulière de fonctionnaires et qui réglemente, entre autres, le statut, les conditions de travail et la rémunération des juges, constitue la lex specialis applicable à cette relation de travail. Il ajoute que le code du travail constitue quant à lui la lex generalis.

65.  Le Gouvernement soutient que les juges ne peuvent introduire devant un tribunal du travail que des prétentions fondées sur les dispositions de la section II, chapitres 1, 1a et 2 de la loi Pusp, qui portent sur le statut, les conditions de service et les droits et obligations des juges. Il ajoute que les dispositions qui réglementent lexercice par les juges de fonctions administratives au sein des cours et tribunaux et qui figurent dans la section I de la loi en question sont au contraire de caractère purement organisationnel, et que les juges ne peuvent donc les invoquer devant un tribunal du travail en application de larticle 89 § 2 de la loi Pusp (paragraphe 26 ci-dessus).

66.  Le Gouvernement expose que ne sont susceptibles dun recours devant la Cour suprême que certaines décisions ministérielles, parmi lesquelles les décisions relatives à la mutation dun juge dans un autre ressort et les refus de demandes de congé pour raisons de santé. Il soutient que les mêmes considérations sappliquent aux décisions du CNM, et que seules les décisions relatives à la mise en retraite et à la réaffectation à un ancien poste peuvent faire lobjet dun recours devant la Cour suprême.

67.  Le Gouvernement déduit des dispositions de la loi Pusp concernant les différentes voies de recours disponibles que le législateur na autorisé lexercice de lun ou plusieurs de ces recours par les juges que dans quelques cas précis, énumérés de façon exhaustive dans la loi en question. Il estime que cette observation vaut également pour les actes iure imperii, quils émanent dorganes internes ou dorganes externes à lautorité judiciaire, tels le ministre de la Justice. Il considère que, eu égard à la formulation de lensemble des dispositions législatives précitées, rien ne lui permet daffirmer quen la matière, les décisions susceptibles de recours sont la règle et non une exception. Pareille conclusion ne saurait non plus être tirée, selon lui, de linterprétation systémique de la loi Pusp à laquelle il sest livré.

68.  Le Gouvernement estime quil ne fait aucun doute que le contentieux des requérants ne relève pas non plus de la compétence des juridictions administratives. Sur ce point, il déduit en particulier de la jurisprudence pertinente et bien établie des juridictions précitées que les litiges qui prennent leur source dans des rapports de subordination hiérarchique au sein de ladministration publique ne relèvent pas de leur compétence. Il soutient que ces considérations valent notamment pour les décisions qui émanent des organes internes des tribunaux, du ministre de la Justice, du CNM et du président de la République. Il considère que les décisions de ce type concernant des juges ne sanalysent ni en une décision administrative, ni en un acte ou une mesure relevant de larticle 3, paragraphe 2, alinéa 4, de la loi Ppsa (paragraphe 34 cidessus).

69.  Le Gouvernement soutient que rien ne permet de conclure au caractère lacunaire de la législation nationale en vertu de laquelle une décision ministérielle de révoquer un chef de juridiction ne peut faire lobjet dun recours. Il considère cette observation dautant plus pertinente que pareille exclusion découle selon lui de ce que les décisions de ce type relèvent du seul droit public. Il conclut que la première condition du « critère Vilho Eskelinen » est remplie.

70.  En ce qui concerne la deuxième condition du critère en question, le Gouvernement considère que celle-ci est également remplie. Il estime en effet que des considérations dintérêt général tenant à une meilleure gestion des tribunaux justifient lexclusion des requérants du droit daccès à un tribunal.

71.  Le Gouvernement expose que la disposition de larticle 17 de la loi du 12 juillet 2017 en application de laquelle les décisions ministérielles critiquées ont été adoptées était transitoire par nature, et quelle a dérogé pendant sa durée dapplication à larticle 27 de la loi Pusp (paragraphes 2425 ci-dessus). Il soutient que la disposition législative en question constituait en soi une base légale suffisante à ladoption des décisions en cause par le ministre de la Justice. Il ajoute quen la matière, le ministre a statué en sa qualité dorgane central de ladministration gouvernementale chargé de superviser la gestion administrative des tribunaux.

72.  Le Gouvernement indique que la législation nationale précitée sinscrit dans le cadre de la réforme du système judiciaire polonais qui est menée actuellement. Il explique que cest justement dans ce cadre quont été promulguées plusieurs lois visant à séparer les fonctions dadministration des activités judiciaires de celles relevant de la gestion organisationnelle et financière des juridictions. Il ajoute que parallèlement aux démarches précitées et toujours dans un but damélioration continue du système judiciaire, le ministre de la Justice a été habilité à renouveler les cadres dirigeants des cours et tribunaux pendant une période dont la durée a été définie en amont. Il soutient que lamendement susmentionné à la loi Pusp (paragraphe 33 ci-dessus) a permis au ministre concerné de prendre les mesures nécessaires rapidement, sans avoir à consulter le CNM et sans avoir à suivre la procédure prévue par larticle 27 de la loi Pusp (paragraphes 3032 cidessus).

73.  En conclusion, le Gouvernement soutient que larticle 6 nest pas applicable en lespèce et quil ny a donc pas eu violation à légard des requérants du droit daccéder à un tribunal qui décide des contestations sur leurs droits et obligations de caractère civil.

  1. Les requérants

74.  Les requérants rejettent les arguments du Gouvernement. Faisant référence à la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de lhomme, ils exposent que quand bien même leur litige relèverait du droit public au regard du droit interne, son issue  déterminante pour leurs droits et obligations de caractère « privé »  le fait entrer dans le champ dapplication du volet civil de larticle 6 de la Convention.

75.  Ils indiquent ensuite quil ressort selon eux de la lettre des dispositions pertinentes tant de larticle 27 de la loi Pusp dans sa formulation applicable à lépoque de leur prise de fonctions (paragraphes 24-25 ci-dessus) que de celles de la Constitution polonaise sur lindépendance et linamovibilité des juges (paragraphe 14 ci-dessus) quils sont titulaires du droit daccomplir lintégralité de leur mandat de viceprésident de juridiction. Ils estiment que même si la loi Pusp a fait au cours de ces dernières années lobjet de plusieurs amendements législatifs, la liste des motifs possibles de révocation anticipée des chefs de juridiction et la compétence dévolue en la matière au CNM nont pas été modifiées pour autant. Ils soutiennent donc que dans ces circonstances et en considération des principes de confiance des citoyens envers les autorités publiques, de lÉtat de droit en démocratie et de non-rétroactivité, ils pouvaient légitimement espérer que les autorités nationales honoreraient leurs mandats respectifs de chef de juridiction dans leur intégralité, avec tous les effets que cela aurait pu impliquer tant sur le plan patrimonial que sur celui du droit privé.

76.  Les requérants allèguent que leurs mandats respectifs de chef de juridiction ont été révoqués prématurément, de manière discrétionnaire et sans aucun contrôle externe, et que cette décision a eu des répercussions évidentes et négatives sur leurs droits en tant quindividus. Ils arguent quune telle situation a fait naître dans leur chef une contestation réelle et sérieuse relativement à leur droit de se maintenir dans leurs fonctions respectives de viceprésident de juridiction.

77.  Les requérants estiment que contrairement à ce que le Gouvernement a sous-entendu, leur droit daccomplir la totalité de leurs mandats respectifs de chef de juridiction est de caractère « civil ». Sur ce point, ils soutiennent en particulier que le Gouvernement défendeur nest pas parvenu à établir que les conditions cumulatives du « critère Vilho Eskelinen » étaient remplies en lespèce, et ils considèrent en conséquence que la présomption dapplicabilité de larticle 6 continue de jouer en leur faveur. Ils affirment en outre que le Gouvernement na cité aucune disposition de la législation nationale qui aurait expressément exclu du droit daccès à un tribunal les juges qui, comme euxmêmes en lespèce, exercent outre leurs fonctions judiciaires des fonctions administratives ou managériales au sein de lordre judiciaire. Ils considèrent que les seuls extraits de la législation nationale sur le statut des juges que le Gouvernement cite nétayent pas sa thèse à propos de leur supposée exclusion du droit daccès à un tribunal. Ils estiment que le fait que la législation nationale pertinente nénonce expressément aucun droit daccès à un tribunal pour cette catégorie de juges ne doit en aucun cas sanalyser comme une exclusion de ce droit les concernant. Par ailleurs, ils soutiennent que la référence faite par le Gouvernement aux dispositions de larticle 17 de la loi du 12 juillet 2017 est dénuée de pertinence aux fins de lappréciation « du critère Vilho Eskelinen », aucune des dispositions précitées ne réglementant selon eux le droit daccès à un tribunal de qui que ce soit. Enfin, alléguant que le Gouvernement semble soutenir que leur exclusion supposée du droit daccès à un tribunal était à la fois préexistante et consécutive à lentrée en vigueur de larticle 17 de la loi précitée, ils soutiennent que la législation applicable à lépoque de leur prise de fonctions ne conférait pas au ministre de la Justice le droit de révoquer les chefs de juridiction à son gré et à labri de tout contrôle externe. Ils estiment que les propos du Gouvernement sur ce point sont contredits par larticle 27 de la loi Pusp dans sa formulation applicable tant avant quaprès lentrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017.

78.  Les requérants soutiennent que même à supposer que la première condition du « critère Vilho Eskelinen » soit remplie, la seconde ne lest pas. Sur ce point, ils estiment en particulier quil ressort des lettres ministérielles mentionnées aux paragraphes 68 et 12 cidessus que leur révocation aurait contribué à une meilleure gestion des tribunaux et de leurs ressources humaines. Ils considèrent quil est difficile dimaginer comment pareille mesure aurait pu contribuer à un tel objectif étant donné, plaident-ils, que leurs résultats professionnels respectifs étaient bons et que le ministre de la Justice ne leur a jamais fait part dune quelconque préoccupation quant à leur manière dexercer leurs fonctions respectives de chef de juridiction. Selon les requérants, la résiliation anticipée de leurs mandats respectifs de vice-président de tribunal régional sinscrit non pas dans une réforme à proprement parler du système judiciaire polonais mais dans des purges personnelles opérées par le ministre de la Justice parmi les cadres dirigeants des cours et tribunaux.

79.  Les requérants arguent que quand bien même ils se trouveraient effectivement exclus du droit daccès à un tribunal en lespèce, cette exclusion serait incompatible avec le principe de la prééminence du droit. Sur ce point, ils affirment en particulier que les mesures que les autorités ont appelées « réformes » du système judiciaire polonais ont été qualifiées par plusieurs représentants de la doctrine du droit constitutionnel de « prise de contrôle anticonstitutionnelle et hostile à légard de lordre constitutionnel polonais de la part de lactuelle majorité parlementaire ». Ils estiment quil va sans dire à quel point pareille situation nuit à lÉtat de droit en démocratie en général et à lindépendance du pouvoir judiciaire en Pologne en particulier.

80.  Les requérants soutiennent que le fait que la durée des mandats de chef de juridiction soit fixée en amont est un gage dindépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ils considèrent que les mandats de ce type contribuent à une meilleure séparation entre les différentes branches du pouvoir étatique et à leur bon équilibre. Ils allèguent quune loi interne qui habilite un représentant du pouvoir exécutif à se défaire à son gré et à labri de tout contrôle de certains cadres dirigeants de cours et tribunaux ne contribue à aucun objectif dintérêt général. Ce constat est, selon eux, dautant plus pertinent lorsque, comme en lespèce, les compétences des chefs de juridiction nommés en lieu et place des magistrats révoqués se trouvent sensiblement renforcées au détriment dorganes dautoadministration judiciaire.

81.  Les requérants considèrent que, même à supposer que les fonctions quils exerçaient au sein du tribunal régional de Kielce eussent impliqué de leur part une participation à lexercice de la puissance publique, cela ne suffit pas en soi pour conclure à lexistence dun quelconque « lien spécial de confiance et de loyauté » avec lÉtat. Ils allèguent quen lespèce, le Gouvernement défendeur non seulement nétablit pas en quoi pareil lien aurait consisté mais aussi se contredit lui-même lorsquil invoque les dispositions de larticle 89 de la loi Pusp (paragraphe 26 cidessus) relatives au droit daccès à un tribunal pour les juges. Ils estiment queu égard au caractère indivisible de la notion dindépendance juridictionnelle, le droit en question doit profiter à lensemble des magistrats, y compris à ceux qui au sein de leur juridiction exercent des fonctions administratives en plus de leurs fonctions judiciaires.

82.  En conclusion, les requérants soutiennent non seulement que rien ne permet de justifier leur exclusion supposée du droit daccès à un tribunal mais aussi que le libellé de larticle 17 de la loi du 12 juillet 2017 est au contraire un argument de poids en faveur de leur inclusion dans le champ dapplication du droit en question.

  1. Les tiers intervenants

1)        Lassociation de juges polonais « Iustitia »

83.  La tierce intervenante souhaite éclairer la Cour sur ce quelle considère comme étant limpact réel sur lindépendance du pouvoir judiciaire du vaste renouvellement des cadres dirigeants des cours et tribunaux que le pouvoir en place en Pologne a récemment opéré. Le phénomène en question a selon elle pour toile de fond une série de « réformes » gouvernementales visant à accroître le contrôle du ministre de la Justice sur les cours et tribunaux et, dans une perspective plus lointaine, à restreindre lindépendance du pouvoir judiciaire.

84.  La tierce intervenante indique quen conséquence de lentrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017, la procédure de nomination des chefs de juridiction a été substantiellement remaniée. Elle soutient que plus concrètement, la quasitotalité des compétences en la matière ont été dévolues au ministre de la Justice, et que les organes dautoadministration juridictionnelle sen sont simultanément trouvés exclus. Elle avance que la législation nationale précitée a introduit deux modes de révocation des chefs de juridiction : un premier, qui a été applicable au cours dune période dite « de transition » ayant débuté en août 2017 pour sachever en février 2018, et un second, qui est devenu applicable à lissue de cette période. Elle soutient en outre quau cours de la période dite « de transition », les chefs de juridiction pouvaient être révoqués à la discrétion du ministre de la Justice, sans la moindre justification.

85.  La tierce intervenante expose que daprès les éléments communiqués par le ministère de la Justice, ce sont environ cent quarante-neuf chefs de juridiction qui ont été relevés de la sorte de leurs fonctions respectives. Elle ajoute que lensemble de ces révocations sont intervenues sans évaluation préalable des résultats professionnels des chefs de juridiction impliqués et sans considération aucune pour leurs mérites éventuels. Elle soutient que dans la majorité des cas, les décisions ministérielles en la matière ont été communiquées aux intéressés par télécopie ou de manière informelle et nétaient pas motivées, mais que dans le même temps, le ministère de la Justice publiait sur son site Internet des communiquées dans lesquels il laissait entendre sans les donner explicitement les motifs à lorigine de ces révocations. Elle voit dans ces communiqués ministériels de simples compilations des déficiences structurelles relevées concernant quelques-uns des tribunaux concernés, sans aucune évaluation objective de la situation réelle de chaque juridiction.

86.  La tierce intervenante soutient que parallèlement aux démarches précitées, les autorités ont promulgué une série damendements législatifs qui ont eu pour effet de renforcer sensiblement les attributions des nouveaux chefs de juridiction au détriment des organes dautoadministration juridictionnelle. Elle considère que lensemble de ce que les autorités ont appelé « réformes » du système judiciaire polonais ont abouti à une politisation complète du processus de nomination des juges et ont nui à lindépendance et à lintégrité de lautorité judiciaire. Elle dénonce une emprise sur les tribunaux du pouvoir en place, qui selon elle se manifeste à tous les stades de la carrière des juges et revêt un caractère disproportionné et systémique. Elle estime quil va sans dire que pareille situation nuit aux principes de lÉtat de droit en démocratie et met en péril la protection juridictionnelle des citoyens tant polonais queuropéens.

87.  La tierce intervenante indique que le renouvellement des cadres dirigeants des tribunaux polonais mentionné ci-dessus a été opéré sans aucune raison apparente et sans aucun contrôle externe à légard du pouvoir exécutif. Elle y voit un préalable nécessaire à la prise de contrôle des tribunaux par le ministre de la Justice.

88.  La tierce intervenante considère que le fait que les chefs de juridictions soient nommés pour des mandats dont la durée est fixée au préalable renforce leur indépendance tant vis-à-vis des représentants des autres branches du pouvoir étatique quau sein de linstitution judiciaire. Ce type de mandat offre à ses yeux une garantie importante, tant dautonomie juridictionnelle que de séparation entre la sphère politique et lactivité des cours et tribunaux.

89.  La tierce intervenante estime que la décision de représentants du pouvoir exécutif de révoquer plusieurs chefs de juridiction de manière prématurée, simultanée et discrétionnaire, en labsence dun quelconque contrôle, est à nen pas douter contraire aux principes énoncés à larticle 6 de la Convention. Pareille situation appelle selon elle un examen à laune des « critères Vilho Eskelinen », qui ont été établis dans larrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007-II). La tierce intervenante considère quil découle de lanalyse des principes ainsi établis quen vertu de la Convention, les juges non seulement ne sont pas exclus du droit daccès à un tribunal mais, au contraire, en bénéficient amplement ne serait-ce quen raison de leur appartenance à celle des trois branches du pouvoir étatique qui se doit dêtre indépendante visàvis de deux autres.

2)        La Commission internationale de juristes (CIJ) et Amnesty International

90.  Les tierces intervenantes insistent sur le rôle de protection de lindépendance judiciaire qui, selon elles, est dévolu dans la plupart des systèmes nationaux aux chefs de juridictions. Elles soutiennent que cest justement pour cette raison que les chefs de juridiction doivent pouvoir accomplir leurs fonctions respectives en toute indépendance visàvis des représentants des autres branches du pouvoir étatique et à labri déventuelles pressions de leur part. Elles exposent que même si leurs fonctions sont de nature administrative, les chefs de juridictions ne perdent pas pour autant leur statut de juge. Elles ajoutent que dans lexercice de leurs fonctions, les chefs de juridiction sont tenus de toujours veiller aux intérêts de la bonne administration de la justice. Elles arguent enfin que lexercice de fonctions de cette nature par un juge nest quune étape parmi dautres dans sa carrière professionnelle.

91.  Les tierces intervenantes estiment quil est tout à fait indispensable que lensemble des procédures afférentes à la carrière des juges soient entourées de garanties dindépendance suffisantes pour les juges concernés. Elles plaident en faveur dun système de sélection et de destitution des chefs de juridiction qui serait piloté par un organe indépendant ou un organe dauto-administration judiciaire selon une procédure qui serait suffisamment à même décarter tout risque déventuelles pressions  par le biais des mesures disciplinaires, notamment  sur les juges concernés.

92.  Les tierces intervenantes renvoient aux normes internationales sur linamovibilité des juges qui exercent des fonctions administratives au sein de lordre judiciaire et en particulier à celles qui concernent la stabilité du mandat de chef de juridiction. Elles en déduisent quil est nécessaire de protéger lindépendance de tous les juges, sans exception aucune.

93.  Les tierces intervenantes soutiennent que pour apprécier les justifications que lÉtat pourrait avancer à lappui de limpossibilité faite à des juges daccéder à un tribunal dans le cadre de litiges concernant leur carrière et leur inamovibilité, il faudrait tenir compte de lintérêt public fort quil y a à préserver le rôle, lindépendance et lintégrité des membres de lordre judiciaire dans un État de droit démocratique. Elles estiment quen pareil cas, le juge serait certes le bénéficiaire immédiat, à titre individuel, de la protection complète des droits garantis par larticle 6 mais quin fine, ce serait à toutes les personnes qui ont droit en vertu de larticle 6 § 1 à ce que leur cause soit entendue par un « tribunal indépendant et impartial » que profiterait cette protection.

b)     Appréciation de la Cour

  1. Principes pertinents relatifs à lapplicabilité du volet civil de larticle 6 § 1

94.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, pour que larticle 6 § 1 trouve à sappliquer sous son volet « civil », il faut quil y ait « contestation » sur un « droit » que lon peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit sagir dune contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien lexistence même dun droit que son étendue ou ses modalités dexercice. Lissue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu larticle 6 § 1 (voir, parmi beaucoup dautres, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 100, 23 juin 2016Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits), et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 99, CEDH 2017 (extraits)).

95.  Larticle 6 § 1 nassure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans lordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie dinterprétation de larticle 6 § 1, un droit matériel nayant aucune base légale dans lÉtat concerné (voir, Baka, précité, § 101, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 45, 25 septembre 2018). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et linterprétation quen donnent les juridictions internes (Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 62, CEDH 2017, et Regner, précité, § 100).

96.  Les droits ainsi conférés par les législations nationales peuvent être soit matériels, soit procéduraux, soit encore une combinaison des deux (Denisov, précité, § 46, et Regner, précité, § 101).

97.  La Cour rappelle de plus que la portée de la notion de « caractère civil » au sens de larticle 6 nest pas limitée par lobjet immédiat du litige. En effet, la Cour a dégagé une approche plus large selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles napparaissent pas a priori toucher un droit civil, nen ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire dont lintéressé est titulaire (Denisov, précité, § 51, et les références qui y sont citées).

98.  Par ailleurs, pour ce qui est du caractère « civil » dun tel droit au sens de larticle 6 de la Convention, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant lÉtat à ses fonctionnaires entrent en principe dans le champ dapplication de cette disposition sauf si deux conditions, cumulatives, sont remplies. En premier lieu, le droit interne de lÉtat concerné doit avoir expressément exclu laccès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à lintérêt de lÉtat (voir, Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Regner, précité, § 107, et Baka, précité, § 103).

99.  La Cour rappelle également que la portée du volet « civil » a été nettement étendue dans le contentieux de la fonction publique. Eu égard à la situation au sein des États contractants et à limpératif de non-discrimination entre agents publics et employés du secteur privé, la Cour, dans larrêt précité Vilho Eskelinen et autres, a établi une présomption que larticle 6 de la Convention trouve à sappliquer aux « conflits ordinaires du travail » entre les agents publics et lÉtat, et elle a dit quil appartient à lÉtat défendeur de démontrer, premièrement, que daprès le droit national lagent public en question navait pas le droit daccéder à un tribunal, et, deuxièmement, que lexclusion des droits garantis par larticle 6 était fondée sagissant de cet agent (ibidem, § 62).

100.  Si, dans larrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour a dit que son raisonnement se limitait à la situation des fonctionnaires (ibidem, § 61), les critères établis dans cet arrêt ont été appliqués par la Cour à des litiges concernant des juges. Notamment, dans laffaire Baka la Grande Chambre a souligné que, sils ne font pas partie de ladministration au sens strict, les magistrats nen font pas moins partie de la fonction publique au sens large (voir Baka, précité, § 104, et les références qui y sont citées).

101.  Par exemple, larticle 6 a été appliqué à des litiges relatifs à lemploi de juges révoqués de la magistrature (voir, Denisov précité, § 52 et les références qui y sont citées, par exemple, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 2172/11, §§ 91 et 96, 9 janvier 2013, Kulykov et autres c. Ukraine, no 5114/09 et 17 autres, §§ 118 et 132, 19 janvier 2017, Sturua c. Géorgie, no 45729/05, § 27, 28 mars 2017, et Kamenos c. Chypre, no 147/07, § 88, 31 octobre 2017), démis de leurs fonctions administratives sans pour autant avoir été révoqués de la magistrature (Baka, précité, §§ 34 et 107-111, et Denisov, précité, §§ 25 et 47-48), suspendus de leurs fonctions judiciaires (voir, Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, § 34, 23 mai 2017, et Camelia Bogdan c. Roumanie, no 36889/18, 20 octobre 2020) ou sanctionnés disciplinairement (Ramos Nunes de Carvalho e  c. Portugal [GC], no 55391/13 et 2 autres, §§ 119-120, 6 novembre 2018).

102.  Les critères énoncés dans larrêt Vilho Eskelinen et autres ont été également appliqués à des litiges relatifs à la carrière ou à la promotion de juges (Dzhidzheva-Trendafilova c. Bulgarie (déc.), no 12628/09, 9 octobre 2012 et Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, 15 septembre 2015), à la mutation (Bilgen c. Turquie, no 1571/07, 9 mars 2021) et à la cessation de service (Olujić c. Croatie, no 22330/05, § 67, 5 février 2009 et Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, §§ 118-123, 20 novembre 2012 (les deux arrêts sur la révocation disciplinaire du président de la Cour suprême)).

103.  La Cour rappelle également que, bien quen principe la Convention ne garantisse aucun droit à exercer telle ou telle fonction publique au sein de ladministration judiciaire (Dzhidzheva-Trendafilovadécision précitée, § 38, et Harabin c. Slovaquie (déc.), no 62854/00, Recueil des arrêts et décisions 2004-VI), un tel droit peut exister au niveau interne. Si laccès à un emploi et aux fonctions exercées peut constituer en principe un privilège quon ne saurait faire judiciairement sanctionner, tel nest pas le cas du maintien ou des conditions dexercice dune telle relation professionnelle. Par exemple, dans larrêt précité Baka, la Cour a reconnu que le requérant avait le droit, au regard du droit national, daccomplir lintégralité de son mandat de six ans à la présidence de la Cour suprême hongroise (voir, Baka, précité, §§ 107-111, et Denisov, précité, § 46).

  1. Application en lespèce des principes susmentionnés

1)        Sur lexistence dun droit

104.  La Cour note que chacun des requérants a été nommé viceprésident de juridiction pour un mandat de six ans, conformément à larticle 26 § 2 de la loi Pusp dans sa formulation applicable à lépoque de leur prise de fonctions (paragraphe 23 ci-dessus). Elle relève ensuite, dune part, que les intéressés ont perçu le traitement attaché à leur fonction et, dautre part, que leur nomination na pas été contestée au niveau interne. Elle observe en outre quen vertu de la disposition précitée de larticle 26 § 2 de la loi Pusp, les viceprésidents de juridiction étaient nommés pour six ans et ne pouvaient être renommés à cette fonction quà lexpiration dun délai de six ans à compter de la fin de leur mandat. Partant, il découle incontestablement de cette disposition que les mandats respectifs des requérants auraient dû en principe durer six ans (doctobre et mai 2014 à octobre et mai 2020, respectivement). Or, en lespèce, les intéressés ont été démis de leurs fonctions en janvier 2018.

105.  La Cour observe quà lépoque de la prise de fonctions des requérants, la révocation des chefs de juridiction était soumise à certaines conditions de fond et de procédure. Elle note en particulier que larticle 27 § 1 de la loi Pusp prévoyait une liste exhaustive de motifs de révocation anticipée (paragraphe 24). Elle relève de plus que conformément à cette disposition, un mandat de chef de juridiction ne pouvait être révoqué quen cas dun manquement flagrant par lintéressé à ses obligations professionnelles et/ou si, pour dautres motifs, celui-ci ne pouvait concilier les intérêts de la justice et lexercice de son mandat de chef de juridiction. Elle observe en outre que conformément à larticle 27 §§ 2 et 3 de la même loi, la décision ministérielle de révocation était assujettie à lapprobation du CNM, auquel le ministre de la Justice devait communiquer ses motifs (paragraphe 25).

106.  De plus, les principes constitutionnels relatifs à lindépendance de la magistrature et à linamovibilité des juges confirmaient que le droit pour les requérants daccomplir lintégralité de leur mandat était protégé. Larticle 180 de la Constitution établissait en effet que les juges ne pouvaient être révoqués et suspendus de leurs fonctions quen vertu dune décision de justice et uniquement dans les cas prévus par la loi. Larticle 178 de la Constitution garantissait quant à lui lindépendance des juges (paragraphe 14 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 108).

107.  La Cour considère que le fait quil ait été mis fin au mandat des requérants ex lege, par leffet de la disposition transitoire de larticle 17 § 1 de la nouvelle loi entrée en vigueur le 12 juillet 2017 (paragraphe 33 cidessus), ne peut anéantir rétroactivement le caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de leur prise de fonctions leur garantissaient. Comme indiqué ci-dessus, ces règles prévoyaient clairement la durée de leur mandat – six ans  ainsi que les motifs précis pour lesquels celui-ci pouvait prendre fin. Étant donné que cest elle qui aurait annulé les anciennes règles, la loi du 12 juillet 2017 constitue lobjet même du « litige » à légard duquel il convient de rechercher si les garanties déquité de la procédure découlant de larticle 6 § 1 doivent sappliquer. Eu égard aux circonstances de la présente affaire, la Cour ne peut donc pas trancher sur la base de la loi en question le point de savoir sil existait un droit en droit interne (voir, mutatis mutandis, Baka, précit駧 110-111).

108.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère quune « contestation » a surgi au sujet du droit pour les requérants doccuper un poste de vice-président de juridiction. Cette « contestation » était « réelle », puisquil était question de savoir si les requérants avaient le droit de continuer à exercer leurs mandats respectifs de chef de juridiction. Elle était en outre « sérieuse », compte tenu du rôle joué par les chefs de juridiction et des conséquences pécuniaires directes qua emporté pour les requérants la cessation anticipée de leurs mandats (paragraphe 151 ci-dessous). Enfin, elle était « directement déterminante » pour le droit en cause, la révocation des requérants ayant eu pour résultat de mettre prématurément fin à lexercice par eux de leurs mandats respectifs de chef de juridiction (voir, mutatis mutandisDenisov, précité, §§ 48-49).

109.  En conséquence, la Cour considère quil existait un droit pour les titulaires du mandat de vice-président de juridiction daccomplir celui-ci jusquà son terme ou jusquau terme de son mandat de juge et que les intéressés pouvaient prétendre de manière défendable que le droit national les protégeait dune cessation arbitraire de leur mandat de vice-président de juridiction (voir, Baka, précité, § 109).

2)        Sur le « caractère civil » du droit en cause : application des critères Vilho Eskelinen et autres

110.  La Cour doit à présent déterminer, à laune du critère énoncé dans larrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), tel quappliqué dans les affaires précitées Baka, §§ 112-118, et Denisov, §§ 51-54, si le « droit » revendiqué par les requérants était de « caractère civil », au sens autonome que prend cette notion à larticle 6 § 1.

111.  La Cour juge non convaincante la thèse du Gouvernement selon laquelle larticle 6 § 1 est inapplicable dans son volet civil au seul motif que le litige en question relève du droit public et quaucun droit à caractère « civil » nest en cause. Ainsi quil a été indiqué ci-dessus, le volet civil de cette disposition peut trouver à sappliquer à un litige relevant du droit public si les considérations de droit privé priment sur les considérations de droit public eu égard aux conséquences directes sur un droit civil de nature pécuniaire ou non pécuniaire. En outre, la Cour suit les critères de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres (arrêt précité) et présume de manière générale que les « conflits ordinaires du travail » des membres de la fonction publique, dont ceux des magistrats, produisent de telles conséquences directes sur les droits civils de ceux-ci (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Baka, précité, § 104 et Denisov, précité, § 53).

112.  La Cour rappelle dans ce contexte que dans larrêt Denisov (précité), qui avait trait à la révocation anticipée dun requérant de son poste de président dune cour dappel, elle-même a dit que le litige consécutif à cette révocation était un « conflit ordinaire du travail » car il touchait essentiellement i) létendue des tâches que le requérant était tenu daccomplir en tant quemployé et ii) sa rémunération dans le cadre de sa relation de travail (Denisov, précité, § 54). En considération de ces deux constats, elle a jugé quil ny avait aucune raison de conclure que le litige en question ne présentait aucun élément « civil » ou quun tel élément nétait pas suffisamment important pour faire entrer en jeu larticle 6 sous son volet « civil ».

113.  Poursuivant lapplication des critères dégagés dans larrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour redit que, pour que la première de ces conditions soit remplie, lÉtat défendeur doit avoir expressément prévu, dans son droit interne, lexclusion de laccès à un tribunal pour le poste ou la catégorie salariale concernés (voir, Baka, précité, § 113).

    Le droit national privait-il les requérants du droit daccès à un tribunal ?

114.  La Cour rappelle que, pour que la législation nationale excluant laccès à un tribunal ait un quelconque effet au titre de larticle 6 § 1 dans un cas donné, elle doit être compatible avec la prééminence du droit. Cette notion, qui est expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et qui est inhérente à tous les articles de ce texte, commande notamment que toute ingérence dans lexercice dun droit soit en principe fondée sur un instrument dapplication générale (Baka, précité, § 117).

115.  La Cour rappelle de plus que, dans les rares affaires où elle a jugé que la première condition du critère « Vilho Eskelinen » était remplie, lexclusion de laccès à un tribunal pour le poste en question était claire et « expresse » (voir, Baka, précité, § 113). Par exemple, dans laffaire Suküt c. Turquie ((déc.), no 29773/00, 1er septembre 2007), qui avait trait à la retraite anticipée dun militaire pour motifs disciplinaires, la Constitution turque prévoyait clairement que les décisions du Conseil supérieur militaire échappaient à tout contrôle juridictionnel. Il en allait de même des décisions du Conseil supérieur des juges et procureurs dans les affaires Apay et Nazsiz (décisions précitées), qui concernaient respectivement la nomination et la révocation disciplinaire de procureurs (voir aussi Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 30, 19 octobre 2010, qui portait sur la révocation dun juge pour motifs disciplinaires).

116.  La présente affaire doit être distinguée de celles qui sont citées cidessus, car le Gouvernement nétablit pas que le droit national privait les requérants clairement et « expressément » daccès à un tribunal. À cet égard, la Cour observe que pour appuyer ses arguments à propos dune telle exclusion dans le chef des requérants, le Gouvernement invoque toute une série darticles de la loi Pusp sur le statut des juges et les voies de recours dont quelques-unes des décisions concernant les juges seraient susceptibles en droit national. Le Gouvernement sappuie en outre sur deux exemples tirés de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle polonaise quil considère pertinents en lespèce (paragraphes 36-37 et 63 ci-dessus). Cependant, aucun des articles de loi cités par le Gouvernement ne dispose, et encore moins clairement et « expressément », que les juges qui, outre leurs fonctions judiciaires, exercent des fonctions administratives ou managériales au sein de lordre judiciaire sont exclus daccès à un tribunal en cas notamment de litige consécutif à leur révocation anticipée. Elle considère quil en va de même pour les exemples de jurisprudence que le Gouvernement lui a soumis. Elle estime en effet que les arrêts de la Cour constitutionnelle auxquels le Gouvernement se réfère ne sont pas à même de confirmer lexistence dune pratique interne de nature à exclure de façon abstraite du droit daccès à un tribunal les juges relevant de la catégorie en question. Cependant, dans les circonstances particulières de la présente espèce, la Cour considère quil ny a pas lieu de trancher la question de savoir si la première condition de lapproche Vilho Eskelinen et autres est satisfaite dès lors que, pour les raisons exposées ci-après, la deuxième condition du même critère nest pas remplie.

    Lexclusion supposée daccès à un tribunal des requérants reposait-elle sur des motifs objectifs liés à lintérêt de lÉtat ?

117.  Le Gouvernement soutient que du fait de leur nature, les fonctions exercées par les requérants impliquaient lexercice de prérogatives inhérentes à la souveraineté de lÉtat et relevaient donc de lexercice de la puissance publique (paragraphes 58-59). La Cour rappelle à cet égard que le simple fait quune personne relève dun secteur ou dun service qui participe à lexercice de la puissance publique nest pas en lui-même déterminant. Pour que lexclusion soit justifiée, il faut que lÉtat montre que lobjet du litige est lié à lexercice de lautorité étatique ou remet en cause le lien spécial de confiance et de loyauté entre lintéressé et lÉtat (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62).

118.  La Cour rappelle avoir souligné dans sa jurisprudence récente le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, celui-ci doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka, précité, § 164, et les références qui y sont citées). Cette considération est tout aussi pertinente dans le cas de ladoption dune mesure touchant la carrière dun juge, telle la révocation des fonctions administratives de lintéressé au sein de lordre judiciaire. Compte tenu de la place éminente, parmi les organes de lÉtat, quoccupe la magistrature dans une société démocratique et de limportance croissante qui sattache à la prééminence du droit et à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver lindépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e , précité, § 196, et Guðmundur Andri Ástráðsson [GC], no 26374/18, § 233, 1er décembre 2020), la Cour doit se montrer particulièrement attentive à la protection des juges lorsquil sagit de résoudre des litiges relatifs au maintien en fonction, à la révocation ou aux conditions de service de ceuxci.

119.  À cet égard, après larrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), la Cour na eu à connaître que de quelques cas où elle a été appelée à discuter du second critère dégagé par elle : dans laffaire Suküt (décision précitée), où il était question de la mise à la retraite anticipée dun militaire pour des raisons disciplinaires, et dans laffaire Spūlis et Vaškevičs c. Lettonie ((déc.), nos 2631/10 et 12253/10, 18 novembre 2014), qui concernait le retrait de leur attestation de sécurité à un requérant qui avait été chargé de tâches de renseignement et de contre-espionnage et à un autre requérant qui occupait lun des postes les plus élevés au sein du service des recettes de lÉtat et était responsable du département des enquêtes criminelles des douanes. Dans chacune de ces affaires, elle a estimé que lexclusion de laccès à un tribunal était justifiée parce que lobjet du litige était lié à lexercice de lautorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » entre lindividu concerné et lÉtat, en tant quemployeur.

120.  La Cour constate que la jurisprudence précitée, qui avait trait à un officier de larmée et à de hauts fonctionnaires, tous rattachés hiérarchiquement au pouvoir exécutif de lÉtat, ne peut être transposée aux circonstances de la présente affaire, qui concerne des membres du pouvoir judiciaire. Pour la Cour, le critère selon lequel lobjet du litige est lié à la remise en cause du lien spécial de confiance et de loyauté doit être lu à la lumière des garanties dindépendance du pouvoir judiciaire. Ces deux notions, à savoir le lien spécial de confiance et de loyauté exigé des fonctionnaires et lindépendance du pouvoir judiciaire, ne sont pas aisément conciliables. Si la relation de travail entre un fonctionnaire et lÉtat peut traditionnellement être définie sur la base de la confiance et de la loyauté envers le pouvoir exécutif dans la mesure où les employés de lÉtat sont tenus de mettre en œuvre les politiques gouvernementales, les membres du pouvoir judiciaire bénéficient de garanties spécifiques considérées comme essentielles à lexercice des fonctions judiciaires et sont soumis au devoir, entre autres, de contrôle des actes du gouvernement. La nature complexe de la relation de travail entre les membres de la magistrature et lÉtat commande que le pouvoir judiciaire soit suffisamment éloigné des autres branches de lÉtat dans lexercice de ses fonctions afin quil puisse rendre des décisions fondées a fortiori sur les exigences du droit et de la justice, sans craintes ni faveurs. Il serait illusoire de croire que les magistrats peuvent faire respecter lÉtat de droit et donner effet au principe de prééminence du droit sils sont privés par le droit interne de la protection de la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (voir, mutatis mutandisKövesi, précité, § 124, et Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 79, 9 mars 2021).

121.  En lespèce, la Cour souscrit à la thèse des requérants et observe que le Gouvernement défendeur ne lui a soumis aucun argument propre à lui permettre détablir que lobjet du litige – la cessation prématurée du mandat de chef de juridiction de chacun des requérants – relevait de lexercice de lautorité étatique et que lexclusion des garanties de larticle 6 était donc objectivement justifiée. Elle considère que labsence de contrôle juridictionnel de la légalité de la décision mettant fin aux mandats respectifs des requérants ne peut servir lintérêt dun État qui respecte le principe de prééminence du droit (Kövesi, précité, § 124). La Cour note en outre que les décisions ministérielles de révoquer les requérants nétaient pas motivées, ce qui lempêche dautant plus de considérer que le litige avait trait à des raisons exceptionnelles et impérieuses propres à justifier son exclusion du contrôle juridictionnel (voir, mutatis mutandis, Bilgen, précité, § 80). Elle considère que les juges doivent pouvoir jouir dune protection contre larbitraire des pouvoirs législatif et exécutif, et que seul un contrôle de la légalité de la mesure litigeuse, opéré par un organe judiciaire indépendant, peut assurer leffectivité dune telle protection (voir, mutatis mutandisKövesi, précité, § 124).

122.  Dès lors, même à supposer que la première des conditions du « critère Vilho Eskelinen » soit remplie, le Gouvernement nest pas en mesure de démontrer que lexclusion des requérants du droit daccès à un tribunal était justifiée par des motifs relevant de lintérêt de lÉtat et que lobjet du litige était lié à lexercice de lautorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » qui existait entre les intéressés et lÉtat employeur. En effet, compte tenu du statut particulier des membres du corps judiciaire et de limportance du contrôle juridictionnel des procédures concernant la révocation ou la destitution des juges, la Cour estime quon ne saurait affirmer quun lien spécial de confiance entre lÉtat et les requérants justifiait lexclusion des droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandisSavino et autres c. Italie, nos 17214/05 et 2 autres, § 78, 28 avril 2009).

123.  Larticle 6 § 1 de la Convention est donc applicable à la lumière de la seconde condition posée dans larrêt Vilho Eskelinen et autres.

124.  Partant, il y a lieu de rejeter lexception préliminaire dinapplicabilité de larticle 6 § 1 de la Convention formulée par le Gouvernement.

  1. Sur lexception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

a)      Arguments des parties

  1. Le Gouvernement

125.  Le Gouvernement argue que les requérants nont pas épuisé les voies de recours internes. Il affirme que si les requérants considéraient que labsence dans leur chef dun recours pour contester leur révocation était contraire à leur droit à un tribunal, ils auraient pu se plaindre devant la Cour constitutionnelle de la disposition de larticle 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017 en application de laquelle cette mesure avait été adoptée, en arguant que la disposition législative en question était contraire aux articles 60 et 78 de la Constitution. Il soutient que si la haute juridiction constitutionnelle avait statué en faveur des intéressés, les autorités nationales concernées se seraient trouvées dans lobligation de modifier la législation en cause de manière à offrir aux requérants un recours utile pour contester la régularité de la cessation prématurée de leurs mandats respectifs de vice-présidents de juridiction. Il ajoute que les intéressés auraient alors pu engager une action en dommages et intérêts contre lÉtat sur le fondement de larticle 417¹ du code civil (paragraphe 35).

  1. Les requérants

126.  Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils estiment que le recours évoqué par lui nest pas efficace en lespèce, et ce pour plusieurs raisons.

127.  À titre liminaire ils allèguent quil se dégage des lettres ministérielles mentionnées aux paragraphes 68 et 12 ci-dessus que le ministre de la Justice a constamment écarté lidée que ses décisions de révoquer les requérants soient susceptibles dun quelconque recours. Ils estiment que la déclaration sur ce point du ministre concerné était claire et na jamais été remise en cause par le Gouvernement. Ils arguent ensuite que même un arrêt de la Cour constitutionnelle en leur faveur naurait pu se traduire par lannulation des décisions litigieuses. Ils soutiennent quun tel arrêt aurait seulement pu aboutir à lannulation de la disposition législative en application de laquelle les décisions précitées avaient été adoptées. Or, plaident-ils, quand bien même, en application de larticle 190 § 1 de la Constitution (paragraphe 14 ci-dessus), un tel arrêt de la Cour constitutionnelle aurait pu constituer une base légale à la reprise de la procédure interne à lissue de laquelle les décisions matérielles susmentionnées avaient été adoptées, force est de constater que la procédure en question nexiste pas en droit interne. Ils allèguent en outre quil nexiste aucune disposition procédurale en application de laquelle une éventuelle procédure interne aurait pu être rouverte.

128.  Les requérants estiment queu égard à lensemble des éléments précités, la plainte constitutionnelle ne satisfait pas en lespèce aux conditions énoncées dans laffaire Szott Medyńska c. Pologne ((déc.), no 47414/99, 9 octobre 2003), qui doivent selon eux être réunies pour que naisse lobligation pour eux dexercer un tel recours avant de saisir la Cour. Avançant que la durée dapplication de larticle 17 de la loi du 12 juillet 2017 était courte, ils arguent quune procédure devant la Cour constitutionnelle aurait à coup sûr été abandonnée par la haute juridiction nationale en application de larticle 39 § 1 alinéa 3 de la loi sur la procédure applicable à elle (paragraphe 15 ci-dessus). Ils déduisent de la jurisprudence pertinente de la Cour suprême que même un arrêt rendu en leur faveur par la Cour constitutionnelle naurait pu donner lieu à la reprise automatique de la procédure interne les concernant. Enfin, ils estiment que pour autant que le Gouvernement invoque la possibilité pour eux dexercer une éventuelle action en dommages et intérêts contre lÉtat, les arguments du Gouvernement sur ce point nont aucune pertinence pour lappréciation du caractère effectif de la plainte constitutionnelle. Ils soulignent que, quoi quil en soit, la conformité de la Cour constitutionnelle polonaise aux exigences de larticle 6 prête à débat, eu égard à crise qui touche actuellement cette juridiction.

b)     Appréciation de la Cour

129.  La Cour rappelle que la finalité de larticle 35 § 1, qui énonce la règle de lépuisement des voies de recours internes, est de ménager aux États contractants loccasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour nen soit saisie (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie quen pratique à lépoque des faits, cest-à-dire quil était accessible, était susceptible doffrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi beaucoup dautres, Vernillo c. France, 20 février 1991, série A no 198, § 27 et Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998I).

130.  La Cour rappelle en outre quelle a déterminé les circonstances dans lesquelles il pouvait être exigé dun requérant polonais quil utilise une plainte constitutionnelle aux fins de lépuisement des voies de recours internes. Ainsi, cette plainte peut constituer un recours efficace, au sens de la Convention, uniquement lorsque : a) une décision individuelle susceptible davoir violé la Convention a été adoptée en application directe dune disposition de la législation nationale considérée comme étant inconstitutionnelle, et b) les dispositions procédurales applicables à la révision dune telle décision individuelle permettent, à la suite de ladoption dun arrêt de la Cour constitutionnelle constatant linconstitutionnalité dune loi, soit dannuler ladite décision soit de rouvrir la procédure à lissue de laquelle celle-ci a été adoptée (voir, parmi beaucoup dautres, SzottMedyńska c. Pologne (déc.), no 47414/99, 9 octobre 2003, Pachla c. Pologne (déc.), no 8812/02, 8 novembre 2005, et Liss c. Pologne (déc.), no 14337/02, 16 mars 2010, Urban c. Pologne (déc.), no 29690/06, 7 septembre 2010, et Hösl-Daum et autres (déc.), no 10613/07, § 42, 7 octobre 2014).

131.  En lespèce, la Cour saccorde avec les requérants et observe que le Gouvernement est resté en défaut détablir que lexercice par les intéressés dun éventuel recours constitutionnel aurait pu donner lieu, soit à lannulation des décisions ministérielles critiquées, soit à une reprise de la procédure nationale à lissue de laquelle ces décisions avaient été adoptées. Elle note que le Gouvernement na pas indiqué sur la base de quelles dispositions de la législation nationale les requérants pouvaient demander la réouverture de la procédure interne précitée. Elle relève de plus que lexamen des dispositions de larticle 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017 par la Cour constitutionnelle lui paraît improbable, eu égard à la nature transitoire de ces dispositions législatives et à leur courte durée dapplication et au libellé même des stipulations pertinentes de larticle 39 § 1 alinéa 3 de la loi sur la procédure applicable à la haute juridiction constitutionnelle (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour note en particulier quil ressort des dispositions pertinentes de larticle précité de cette loi que la Cour constitutionnelle met fin à toute procédure devant elle sil apparaît que lacte normatif objet de la procédure en question ne sera plus contraignant à la date à laquelle elle aura statué. À cet égard, elle relève, dune part, que les décisions ministérielles de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction ont été communiquées aux intéressés le 2 janvier 2018 et, dautre part, que larticle 17 § 1 de la loi du 12 juillet 2017, sur le fondement duquel les décisions précitées avaient été adoptées, était applicable six mois à compter de lentrée en vigueur de la loi en question, soit jusquau 12 février 2018.

132.  Enfin, pour autant que le Gouvernement invoque la possibilité pour les requérants dengager une action en dommages et intérêts sur le fondement de larticle 417 du code civil (paragraphe 125 ci-dessus), la Cour observe, en prenant en considération ses constats au paragraphe 131 cidessus à propos dun éventuel recours constitutionnel, que les affirmations du Gouvernement à propos de laction dont lexercice dépendrait du succès préalable du recours constitutionnel en question, restent spéculatives. La Cour relève quau-delà dun effet purement compensatoire, le recours invoqué par le Gouvernement naurait pu produire aucun effet de nature à remédier au grief des requérants relatif à labsence alléguée daccès à un tribunal.

133.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime quen lespèce, le Gouvernement défendeur na pas prouvé que les conditions cumulatives de laffaire Schott-Medyńska fussent remplies, ce qui eût emporté obligation pour les requérants dexercer un recours constitutionnel.

134.  Dans ces circonstances, elle considère quen lespèce, la plainte constitutionnelle nétait pas un recours à épuiser.

135.  Partant, elle rejette lexception du Gouvernement tirée du nonépuisement des voies de recours internes, en application de larticle 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

  1. Conclusion sur la recevabilité

136.  Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à larticle 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

  1. Sur le fond

137.  Les parties nont pas fait dautres observations que celles qui sont présentées ci-dessus.

138.  La Cour rappelle que le droit daccès à un tribunal – cestàdire le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un élément inhérent au droit énoncé à larticle 6 § 1 de la Convention, qui pose les garanties applicables en ce qui concerne tant lorganisation et la composition du tribunal que la conduite de la procédure. Le tout forme le droit à un procès équitable protégé par larticle 6 § 1 (Baka, précité, § 120).

139.  La Cour rappelle en outre que le droit à un procès équitable, garanti par larticle 6 § 1 de la Convention, doit sinterpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige lexistence dune voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002-IX, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, CEDH 2016). Chaque justiciable possède le droit à ce quun tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Cest ainsi que larticle 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit daccès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, ne constitue quun aspect (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001VIII).

140.  Toutefois, le droit daccès aux tribunaux nest pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations. Celles-ci ne sauraient restreindre laccès ouvert à lindividu dune manière ou à un point tel que le droit sen trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec larticle 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et sil existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, et Baka, précité, § 120).

141.  Se tournant vers les faits de lespèce, la Cour observe quil se dégage des courriers ministériels mentionnés aux paragraphes 68 et 12 cidessus que les décisions de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de viceprésident de juridiction que le ministre de la Justice a adoptées nétaient susceptibles daucun recours. Elle note de plus que le Gouvernement défendeur na pas soutenu le contraire dans les observations quil lui a communiquées quant à la recevabilité et au fond des présentes requêtes (paragraphes 64-69 cidessus).

142.  En ce qui concerne le caractère légitime de la restriction incriminée, la Cour observe quil se dégage des observations du Gouvernement résumées ci-dessus au paragraphe 72 que lexclusion dans le chef des requérants dun recours pour se plaindre de leur révocation avait pour but de faciliter la mise en œuvre des réformes ministérielles du système judiciaire polonais.

143.  Sans contester la légitimité du but invoqué de la restriction litigeuse en tant que tel, la Cour tient à souligner limportance croissante que les instruments internationaux et ceux du Conseil de lEurope, ainsi que la jurisprudence des juridictions internationales et la pratique dautres organes internationaux accordent au respect de léquité procédurale dans les affaires concernant la révocation ou la destitution de juges, et notamment à lintervention dune autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation du mandat dun juge (Baka, précité, § 121, et Kövesi, précité, § 156, en ce qui concerne les procureurs). Ensuite, la Cour a souligné limportance croissante qui sattache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver lindépendance de la justice (Ramon Nunez de Carvalho e Sá, précité, § 196, et Baka, précité, § 165).

144.  En lespèce, la Cour relève que les requérants ont été prématurément démis de leurs fonctions de chef de juridiction par le ministre de la Justice statuant en application de larticle 17 de la loi du 12 juillet 2017. Elle note que la disposition législative précitée était transitoire et habilitait le ministre impliqué à révoquer les chefs de juridiction à son entière discrétion sans que celui-ci fût tenu par une quelconque condition de fond ou de procédure. Elle observe de plus que les décisions critiquées du ministre de la Justice dune part nétaient pas motivées et dautre part nont pas été soumises au contrôle dun organe externe au ministre concerné et indépendant vis-à-vis de celui-ci.

145.  La Cour prend note des déclarations des requérants résumées au paragraphe 78 cidessus et non contestées par le Gouvernement, à propos de leur manière dexercer leurs fonctions respectives de chef de juridiction et de labsence dune quelconque remise en cause de la part du ministre de la Justice de celle-ci. Elle considère que compte tenu des éléments précités et des circonstances ayant entouré leur révocation, les intéressés pouvaient légitimement soupçonner un élément darbitraire dans les décisions que le ministre concerné avait prises à leur encontre. La Cour rappelle que larbitraire, qui implique la négation de létat de droit (Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 145), est tout aussi intolérable en matière de droits procéduraux quen matière de droits substantiels (Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, § 118, 15 octobre 2020).

146.  Eu égard à lensemble des éléments qui lui ont été communiqués, la Cour ne peut que conclure, dune part, que la révocation des requérants est intervenue sur la base dune disposition législative dont la compatibilité avec les exigences de lÉtat de droit lui paraît douteuse (paragraphes 144145 ci-dessus) (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 117), et dautre part, que cette mesure nétait entourée daucune des exigences fondamentales de léquité procédurale. La Cour souligne encore que les décisions ministérielles de révoquer les requérants nétaient accompagnées daucune motivation. Elle estime que, dans un cadre juridique comme celui de lespèce, où la révocation des chefs de juridiction est laissée à lentière discrétion du ministre de la Justice et les décisions ministérielles de révocation ne sont accompagnées daucune motivation, labsence de tout contrôle de la légalité de ces décisions ne peut être dans lintérêt de lÉtat. La Cour relève quà la différence du cadre législatif interne en vigueur tant avant lentrée en vigueur de larticle 17 de la loi du 12 juillet 2017 quaprès la fin de sa période dapplication, le cadre juridique national qui était applicable au moment de la révocation des requérants ne les protégeait daucune manière que ce soit contre la cessation anticipée et arbitraire de leurs fonctions de vice-président de juridiction (paragraphes 17-32 cidessus). La Cour considère cependant que les magistrats doivent bénéficier dune protection contre larbitraire du pouvoir exécutif, et que seul le contrôle par un organe judiciaire indépendant de la légalité dune telle décision de révocation est à même de rendre ce droit effectif (voir, mutatis mutandisKövesi, précité, § 124).

147.  La Cour souligne limportance accordée tant à la nécessité de sauvegarder lindépendance du pouvoir judiciaire quau respect de léquité procédurale dans les affaires concernant la carrière de juges. En lespèce, elle constate non seulement que le cadre juridique national qui était applicable au moment de la révocation des requérants ne précisait pas clairement les conditions dans lesquelles un chef de juridiction pouvait être révoqué par dérogation au principe dinamovibilité des juges en cours de mandat (Guðmundur Andri Ástráðssonprécité, § 239), mais aussi que la quasi-totalité des pouvoirs en la matière ont été concentrés entre les mains du seul représentant du pouvoir exécutif (voir le paragraphe 98 de lavis adopté par la Commission de Venise lors de sa 113e session plénière (Venise, 8-9 décembre 2017, CDL-AD(2017)031), cité au paragraphe 38 cidessus, et le paragraphe 47 de lavis no 19 (2016) adopté par le CCJE le 10 novembre 2016, cité au paragraphe 43 ci-dessus), les organes dautoadministration judiciaire, et notamment le CNM, ayant été simultanément exclus de ce processus (voir, le paragraphe 106 de lavis précité de la Commission de Venise, paragraphe 38 ci-dessus ; pour dautres éléments internationaux pertinents, voir aussi les paragraphes 1.3 et 7.1-2 de la Charte européenne sur le statut des juges du 8-10 juillet 1998 et les paragraphes 49-52 de lannexe à la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilité, adoptée le 17 novembre 2010, cités aux paragraphes 77-78 de larrêt Baka, précité, et les autres références pertinentes citées aux paragraphes 79, 81 et 83 du même arrêt). La Cour note en outre les circonstances entourant la révocation des requérants, telles que, notamment, lexclusion dans le chef des intéressés du droit dêtre entendu et du droit de connaître les motifs des décisions ministérielles les concernant et labsence dun quelconque contrôle par une instance indépendante du ministre de la Justice impliqué des décisions de révocation critiquées.

148.  La Cour relève avec préoccupation que dans ses observations résumées ci-dessus au paragraphe 72, le Gouvernement défendeur a déclaré que le cadre législatif – décrit ci-dessus – de la révocation anticipée des chefs de juridiction lui avait permis de passer outre les procédures applicables en la matière. Or, la Cour constate que ce sont justement ces procédures-là qui en lespèce constituent les garanties qui se trouvent au cœur du principe, inscrit à larticle 6 de la Convention, selon lequel un « tribunal indépendant » – au sens de cette disposition conventionnelle – est nécessairement « inamovible » (Guðmundur Andri Ástráðssonprécit駠239), que le juge concerné soit révoqué de ses fonctions judiciaires ou seulement des fonctions administratives quil occupait dans les organes de lautorité judiciaire. Compte tenu de limportance du rôle qui est dévolu aux juges en matière de protection des droits garantis par la Convention, la Cour estime quil est impératif que des garanties procédurales propres à assurer une protection adéquate de lautonomie judiciaire contre les influences externes (législatives et exécutives) ou internes indues soient mises en place. Ce qui est en jeu est la confiance dans le pouvoir judiciaire (Bilgen, précité, § 96). La Cour considère que lorsquil est question de la carrière de juges, comme dans la présente affaire, où le ministre de la Justice a décidé unilatéralement et de manière anticipée de révoquer les requérants, il devrait y avoir des raisons sérieuses propres à justifier une absence exceptionnelle de contrôle juridictionnel. Or, le Gouvernement nen a fourni aucune à la Cour en lespèce (ibidem, § 96).

149.  La cessation prématurée des mandats de viceprésident de juridiction dont les requérants avaient été investis nayant été examinée ni par un tribunal ordinaire ni par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, lÉtat défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour les requérants daccéder à un tribunal (Baka, précité, § 121).

150.  Partant, il y a eu violation à légard des requérants du droit daccès à un tribunal garanti par larticle 6 § 1 de la Convention.

  1. SUR LAPPLICATION DE LARTICLE 41 DE LA CONVENTION

151.  Aux termes de larticle 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare quil y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet deffacer quimparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, sil y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

152.  Les requérants soutiennent quen conséquence de la cessation prématurée de leurs mandats respectifs de chef de juridiction, ils ont perdu les avantages attachés à cette charge (primes de fonction, de départ en retraite et danniversaire, et gratification de fin dannée (treizième mois) supérieure à celle effectivement perçue). Ils ont produit chacun une ventilation détaillée des sommes – pour un montant total de 26 152,31 euros (EUR) et 33 287,70 EUR, respectivement – quils réclament à titre de dommage matériel.

153.  Ils ajoutent que la cessation prématurée de leurs mandats respectifs a nui à leurs carrières respectives et à leur réputation professionnelle, et quils en ont conçu une frustration considérable ainsi quun sentiment dhumiliation. Ils sollicitent donc chacun loctroi de la somme de 75 000 EUR à titre de satisfaction équitable pour le dommage moral quils estiment avoir subi.

154.  Le Gouvernement estime que le montant réclamé au titre du dommage moral allégué est excessif et injustifié. Il soutient quil nexiste aucun lien de causalité entre le dommage matériel allégué et le constat de la violation de larticle 6 de la Convention. Sans contester lexactitude des sommes réclamées au titre du dommage matériel, le Gouvernement estime que ces sommes sont hypothétiques.

155.  Sans spéculer sur les sommes exactes que peuvent représenter les salaires et indemnités que les requérants auraient perçus sils avaient pu accomplir jusquà leur terme leurs mandats respectifs de vice-président de juridiction, la Cour observe que les intéressés ont subi un préjudice matériel quil y a lieu de prendre en compte (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 191). Elle considère aussi que les requérants ont dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Statuant en équité et à la lumière de toutes les informations en sa possession, elle juge raisonnable de leur octroyer à chacun la somme de 20 000 EUR, tous chefs de dommage confondus, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre dimpôts.

  1. Frais et dépens

156.  Les requérants ne demandent rien à ce titre.

157.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux dintérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

  1. Décide, à lunanimité, de joindre les requêtes ;
  2. Déclare, par 6 voix contre 1, les requêtes recevables ;
  3. Dit, par 6 voix contre 1, quil y a eu violation de larticle 6 de la Convention ;
  4. Dit, par 6 voix contre 1,

a)    que lÉtat défendeur doit verser à chacun des requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle larrêt sera devenu définitif conformément à larticle 44 § 2 de la Convention, vingt mille euros (20 000 EUR) pour dommage matériel et moral à convertir dans la monnaie de lÉtat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b)    quà compter de lexpiration dudit délai et jusquau versement, ces montants seront à majorer dun intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette, à lunanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 juin 2021, en application de larticle 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Renata DegenerKsenija Turković
GreffièrePrésidente

 Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, lexposé de lopinion séparée du juge Wojtyczek.

K.T.U.
R.D.
 OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

Je ne partage pas lavis de la majorité selon lequel larticle6 est applicable en lespèce. Et comme cette disposition nest pas applicable, elle na pas pu être violée. Jai par ailleurs des objections concernant la façon dont la Cour motive son arrêt. Dans le même temps, je tiens à préciser que je partage les inquiétudes de la majorité concernant la compatibilité des règles législatives en cause dans la présente affaire avec les standards objectifs de létat de droit et les règles constitutionnelles en vigueur en Pologne.

  1. QUESTIONS MÉTHODOLOGIQUES: COMMENT ÉTABLIR LE DROIT NATIONAL?

1.La présente affaire révèle une nouvelle fois les difficultés quil y a, pour une cour internationale, à établir le contenu du droit national. Une analyse jurisprudentielle (voir, par exemple, laffaire Xero Flor c.Pologne, no4907/18, 7mai 2021) montre que même si, dans les procédures menées devant les juridictions internationales, le principe iuranovitcuria ne concerne pas le droit national, la Cour peut établir proprio motu des éléments pertinents concernant le droit national.

Par ailleurs, selon la pratique établie, la question de lépuisement des voies de recours internes est soumise à des règles spécifiques. La Cour examine cette question uniquement si le Gouvernement soulève une exception à cet égard, et elle se prononce sur ce point dans les limites de lexception soulevée, en se fondant en principe seulement sur les observations des parties. Sans chercher à établir avec précision le contenu objectif du droit national dans toutes ses nuances et subtilités, elle se limite à apprécier la force persuasive des thèses de chacune des parties. En fonction de la qualité des arguments présentés, une même question de droit interne concernant lépuisement des voies de recours peut donc être tranchée de deux façons différentes dans deux affaires différentes.

2.Dans le présent arrêt, la Cour nadopte pas une méthodologie homogène pour établir le contenu du droit national. Elle établit lexistence dun droit dans le système juridique national sur la base dune lecture de la lettre des différentes dispositions législatives et constitutionnelles, sans essayer de prendre en considération – comme lexigent les règles dinterprétation applicables en Pologne – dautres éléments pertinents, comme leur finalité ou le contexte axiologique, et sans tenir compte de la jurisprudence nationale (paragraphes95-97 de larrêt et point2 ci-dessous). Elle examine la question de savoir si le premier critère posé par larrêt Vilho Eskelinen et autres c.Finlande ([GC], no63235/00, CEDH2007-II) a été rempli par le prisme des observations du Gouvernement, en appréciant uniquement les dispositions qui y sont invoquées et le résumé de la jurisprudence qui y est fourni (paragraphe 105). La question de lexistence de voies de recours est tranchée non pas sur la base des dispositions applicables ou de la jurisprudence, mais sur le seul fondement des lettres ministérielles et des affirmations du Gouvernement (paragraphe132 de larrêt).

3.Dans ces conditions, il serait souhaitable délaborer une méthodologie précise et homogène afin de pouvoir établir avec lexactitude requise le contenu du droit national et de pouvoir collecter, proprio motu le cas échéant, les sources pertinentes.

  1. LA QUESTION DE LEXISTENCE DUN DROIT (DROIT SUBJECTIF) DANS LE SYSTÈME JURIDIQUE NATIONAL

4.La majorité rappelle à juste titre au paragraphe95 (caractères gras ajoutés) que «la Cour ne saurait créer, par voie dinterprétation de larticle6 §1, un droit matériel nayant aucune base légale dans lÉtat concerné (voir, Baka, précité, §101, et Denisov c.Ukraine [GC], no76639/11, §45, 25septembre 2018). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et linterprétation quen donnent les juridictions internes (Károly Nagy c.Hongrie [GC], no56665/09, §62, CEDH2017, et Regner, précité, §100)».

Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de «droit de caractère civil» au sens de larticle6 §1 est une notion juridique qui renvoie au droit national. Dans la présente affaire, la Cour devait donc avant tout établir avec précision le contenu du droit national, en tenant compte de la jurisprudence polonaise. Jajouterai quen statuant de façon autonome sur des questions de droit national, comme celle de lexistence dun droit (droit au sens subjectif) dans la présente affaire, elle devait aussi tenir compte de lensemble des règles dinterprétation en vigueur dans le système juridique en question.

5.Je note, dans ce contexte, que la question de savoir si en droit polonais un juge a un droit à linamovibilité a fait lobjet dune jurisprudence très riche et cohérente, bien établie dès le début des années 2000.

Or, cette jurisprudence peut à première vue sembler ambiguë. La Cour constitutionnelle a en effet exprimé, entre autres, le point de vue suivant(arrêt P 20/04, 7novembre 2005):

«Le statut juridique dun juge doit être considéré principalement à travers le prisme des prémisses constitutionnelles générales relatives aux institutions publiques et de leur concrétisation, résultant pour les tribunaux de larticle 45 de la Constitution. Les prérogatives (uprawnienia) particulières des juges, y compris linamovibilité, la garantie de conditions de travail et de rémunération appropriées, et les restrictions à leur affectation à dautres fonctions officielles, permettent en fait de garantir la bonne mise en œuvre de ces principes et normes constitutionnels, en particulier des principes dindépendance des juges et dindépendance des tribunaux. Elles sont une réaction du pouvoir constituant à des événements passés qui montrent indubitablement quil ne suffit pas de déclarer que lindépendance de la justice constitue un principe fondamental régissant lexercice du pouvoir judiciaire. Il faut ici des garanties de grande ampleur qui sappliquent également à divers aspects du statut professionnel des juges. Il sensuit cependant que les dispositions constitutionnelles concernant les juges ne contiennent pas de règles qui seraient une «fin en soi», et en particulier quelles ne constituent pas des «privilèges» personnels pour un certain groupe dagents publics, destinés principalement à protéger leurs intérêts. Ces dispositions doivent être appréhendées en premier lieu du point de vue institutionnel, cest-à-dire à travers le prisme de lobjectif consistant à assurer le respect effectif des principes constitutionnels primordiaux qui régissent la justice et lorganisation du pouvoir judiciaire.

Ainsi, il sagit avant tout de normes de droit au sens objectif, même si, bien entendu, il ne faut pas oublier quil en découle certains droits subjectifs des personnes exerçant la fonction de juge. Néanmoins, dun point de vue fonctionnel, il ne sagit pas de droits de la personne dont le but premier serait de protéger les intérêts dindividus (ou de groupes professionnels) spécifiques et qui pourraient donc être comparés aux droits et libertés constitutionnels de lhomme et du citoyen consacrés par le chapitre II de la Constitution. Garantir les droits et libertés de lhomme et du citoyen est lun des objectifs constitutionnels les plus importants de la République de Pologne, et parce quils découlent de la dignité, inaliénable, inhérente à lhomme (article30 de la Constitution), ces droits et libertés ne revêtent pas un caractère auxiliaire et instrumental par rapport à toute autre disposition constitutionnelle. Cest en cela quils se distinguent essentiellement des prérogatives [uprawnień] accordées par la Constitution à certains groupes dagents publics, y compris aux juges, qui jouent un rôle instrumental par rapport aux principes dorganisation de lappareil dÉtat et de ses différents organes. En simplifiant, cela signifie quil nexiste pas de droit constitutionnel du juge «à linamovibilité» ou de droit «doccuper un poste officiel spécifique dans une juridiction donnée». Ces «droits» ne sont pas des droits et libertés constitutionnels au sens de larticle 79 al.1er de la Constitution: ils ne sont que le «reflet» des règles constitutionnelles de droit au sens objectif.»

Toutefois, la Cour constitutionnelle polonaise a clarifié sa position. On peut citer ici, en particulier, les propos suivants quelle a formulés dans la motivation de larrêt K7/10 en date du 8 mai 2012:

«Dans la doctrine du droit constitutionnel, il est soutenu que larticle 180 al.2 de la Constitution, qui énonce trois principes détaillés régissant le statut professionnel des juges (interdiction de destituer un juge, interdiction de suspendre un juge de ses fonctions et interdiction de muter un juge dans une autre localité ou de laffecter à un autre poste), est le corrélat du principe dinamovibilité et constitue lune des garanties fondamentales de lindépendance du pouvoir judiciaire. Le rôle de garantie que joue larticle180 al.2 de la Constitution se réalise dans lédiction dune norme de renvoi dont découlent certains standards concernant la possibilité dappliquer les règles relatives à la mutation dun juge. Dans le même temps, on souligne que la protection du statut professionnel des juges, mise en œuvre au niveau institutionnel, nest pas une fin en soi, car elle doit servir le fonctionnement de la justice. Une telle approche de la solution constitutionnelle, visant à garantir la stabilisation du juge tant en ce qui concerne son positionnement géographique (cest-à-dire le lieu dexercice de son pouvoir judiciaire) quen ce qui concerne son poste (cest-à-dire le fait doccuper la fonction de juge dans une juridiction dun certain type ou niveau) (voir T. Ereciński, J.Gudowski, I. Iwulskiop.cit., p. 144 et 209), exclut la possibilité de décrire les garanties prévues par larticle180 al. 2 de la Constitution à laide de la catégorie de droits subjectifs publics (voir L. Garlicki, commentaire de larticle 180, op. cit.).»

La Cour constitutionnelle a aussi exprimé le point de vue suivant: «il nexiste pas de droit du juge «à linamovibilité» ou de droit «doccuper un poste officiel spécifique dans une juridiction donnée». Ces «droits» ne sont pas des droits et libertés constitutionnels au sens de larticle79 al.1er de la Constitution; ils ne sont que le «reflet» des règles constitutionnelles de droit au sens objectif» (arrêt K1/12, 12décembre 2012; il convient de souligner que la Cour constitutionnelle a explicitement réaffirmé ce point de vue dans les arrêts quelle a rendus les 27mars 2013 (arrêt K27/12) et 22septembre 2015 (arrêt P 37/14), et dans les décisions quelle a rendues les 30novembre 2015 (décision SK30/14) et 6septembre 2006 (décision Ts 103/65)).

On retrouve cette même approche dans la décision Ts26/99, en date du 8 juin 1999:

«Lindépendance judiciaire, protégée par les garanties susmentionnées, doit assurer aux citoyens le droit à un procès équitable (article45 de la Constitution) et garantir le respect des principes régissant le régime constitutionnel, notamment celui de la séparation des pouvoirs (article10 de la Constitution).

Force est dadmettre que compte tenu de leur finalité, les dispositions susmentionnéesont une nature générale (institutionnelle) et ne peuvent constituer une base indépendante aux fins de la construction de droits subjectifs publics, conférés à des juges spécifiques. Linamovibilité est donc une garantie objective.»

Dans larrêt K1/12quelle a rendu le 12décembre 2012, la Cour constitutionnelle,sappuyant sur les parties de larrêt du 7novembre 2005 qui mettaient en exergue le caractère institutionnel des garanties attachées au statut de juge, a exprimé le point de vue suivant: «La Cour constitutionnelle considère que larticle178 al.2 de la Constitution nest pas une source de droits subjectifs pour les juges.»

La Cour constitutionnelle a par ailleurs rappelé ceci dans son arrêt P37/14, en datedu 22septembre 2015:

«Dans larrêt du 13décembre 2005, réf. SK 53/04 (OTK ZU no11 / A / 2005, document 134), la Cour Constitutionnelle a considéré, à juste titre, que lindépendance de la justice est une caractéristique inhérente à la fonction judiciaire et quelle ne peut donc être considérée à laide de la catégorie de droit subjectif du juge ou dune partie à la procédure (voir partie noIII, pointVI.1 de lexposé des motifs de larrêt).»

Il convient aussi de rappeler aussi que la doctrine polonaise exprime dans sa grande majorité une position similaire. On peut citer ici à titre dexemple le point de vue exprimé par le juge Garlicki:

«[…] lindépendance des juges ne peut être appréhendée avec la notion de droit subjectif, ou – encore moins – dun privilège individuel du juge. Plusieurs prérogatives (uprawnienia) en découlent, certes, mais leur but est non pas de créer une sphère de liberté daction individuelle (caractéristique des droits et libertés subjectifs de lindividu), mais de créer les conditions nécessaire à un exercice adéquat de la fonction de juge. […] Si le principe dindépendance judiciaire ne peut pas être appréhendé avec la notion de droit subjectif, alors un juge ne peut fonder une plainte constitutionnelle sur un grief de violation de larticle178 al.1er de la Constitution […] (L. Garlicki, «Artykuł 178» in:Konstytucja RP. Komentarzdir. L. Garlicki, Warszawa, Wydawnictwo Sejmowe 2005, vol. 4, § 9).

Il sagit de dispositions institutionnelles qui déterminent les principales caractéristiques du statut de juge. Leur but est dassurer lindépendance et limpartialité et par conséquent de définir «les conditions de nature personnelle qui sont à la source de la légitimité des juges à examiner des affaires et qui garantissent que le tribunal remplisse les caractéristiques énoncées à larticle45 al.1er» (arrêt SK 27/01, rendu par la Cour constitutionnelle le 11décembre 2002 (OTK ZU 2002, no7, document no93, p.1242)). Ceci exclut la possibilité denvisager les prérogatives [uprawnieńdu juge énoncées à larticle 180 avec la notion de droit subjectif. (L. Garlicki, «Artykuł 180» in: Konstytucja RP. Komentarz, op. cit., §2;voiraussi R. Hauser, «Odrębność władzy sądowniczej w doktrynie i orzecznictwie Trybunału Konstytucyjnego – zagadnienia wybrane», Krajowa Rada Sądownictwa 2015, noo1, p.7).»

Dans le même temps, la Cour constitutionnelle a considéré comme un droit subjectif la garantie de réintégration dans le poste précédent en fin de mandat qui était offerte à certains juges (résolution interprétative W2/91 en date du 6novembre 1991, concernant la législation en vigueur à lépoque). Une telle garantie relève en effet essentiellement de la sphère privée du juge (sur ce point, voir aussi la décision de la Cour constitutionnelle Ts262/12 en date du 18juillet 2014).

Il résulte de la jurisprudence présentée ci-dessus que le principe dinamovibilité des juges ne relève pas dun droit subjectif en droit polonais. Je reconnais que la situation juridique dun président ou dun vice-président de juridiction, définie par des dispositions très précises de la loi ordinaire, est différente de celle dun juge, définie avant tout par des règles, plus vagues, énoncées dans la Constitution. Toutefois, en dépit de ces différences on peut se fonder ici sur largumentum a fortiori: si les règles de droit garantissant linamovibilité des juges ne sont pas source de droits subjectifs, alors (a fortiori) les dispositions qui régissent la durée du mandat dun président de juridiction, fonction administrative par nature, ne sont pas non plus une source de droits subjectifs.

6.Il y a aussi une jurisprudence constitutionnelle riche, cohérente et univoque qui affirme que les dispositions constitutionnelles qui régissent la durée de mandat dans un organe investi du pouvoir public ne peuvent constituer une source de droits subjectifs (voir les arrêts K29/95 (23avril 996), K15/96 (18mars 1997), K30/98 (23juin 1999), K13/99 (3novembre 1999), K1/04 (10octobre 2004), et K4/06 (23mars 2006)). Cette jurisprudence concerne des fonctions publiques très variées. On peut citer ici, entre autres, larrêt K4/06 du 23mars 2006, dans lequel la Cour constitutionnelle a exprimé le point de vue suivant:

«Lorsque les dispositions se rapportent à une relation spécifique concernant la détention dun mandat au sein dun organe représentatif, le fait de détenir un tel mandat ne saurait être assimilé à un droit subjectif légitimement acquis portant sur lensemble de la durée du mandat. Le droit doccuper une fonction ou un poste, ou de détenir un mandat au sein dune instance publique nest pas un «droit acquis» au sens du droit civil, administratif ou de la sécurité sociale, et les interdictions et obligations relatives à ces domaines ne peuvent être appliquées ici mécaniquement (voir les arrêts de la Cour constitutionnelle : du 23 avril 1996, réf. K 29/95, OTK ZU no2/1996, document 10; du 18 mars 1997, réf. K 15/96, OTK ZU no1/1997, document 8; du 23 juin 1999, réf. K 30/98, OTK ZU no5/1999, document 101; du 3 novembre 1999, réf K 13/99, OTK ZU no7/1999, document 155; et du 19 octobre 2004, réf. K 1/04, OTK ZU no9 / A / 2004, document 93).

Il faut expliquer ici que la jurisprudence constitutionnelle polonaise reconnaît le principe de protection des droits acquis. Cette protection nest pas absolue, car le législateur peut restreindre ou abroger des droits acquis sil respecte une vacatiolegis suffisante et si des intérêts légitimes justifient pareille mesure.

Il résulte en tout cas clairement de la jurisprudence nationale citée que la situation juridique du titulaire dune fonction publique en général nest pas un droit acquis auquel sappliquerait le principe constitutionnel de protection des droits acquis, qui protège contre une nouvelle loi des situations juridiques individuelles établies par une loi ou sur le fondement dune loi. Ceci devrait sappliquer aussi au président ou vice-président dune juridiction, nommé pour une durée déterminée.

7.Je renvoie aussi ici à la décision INO 12/18 du 6 février 2019, dans laquelle la Cour suprême a confirmé – a posteriori – le point de vue des requérants selon lequel la loi sur lorganisation des juridictions ordinaires ne prévoyait pas de recours contre les décisions ministérielles de révocation dun président ou vice-président de juridiction fondées sur la loi du 12juillet 2017. La Cour suprême a aussi confirmé que les lois régissant lorganisation des juridictions ordinaires et militaires excluaient, pour les juges de ces juridictions, dautres catégories de litiges liés à lexercice de lautorité étatique. Cette décision me semble en harmonie avec la jurisprudence constitutionnelle citée ci-dessus.

8.Dans la présente affaire, la majorité dit au paragraphe108 qu«une «contestation» a surgi au sujet du droit pour les requérants doccuper un poste de vice-président de juridiction»,et elle estime que la contestation en question était réelle, sérieuse et directement déterminante pour le droit en cause. Au paragraphe109, elle tire la conclusion suivante:

«En conséquence, la Cour considère quil existait un droit pour les titulaires du mandat de vice-président de juridiction daccomplir celui-ci jusquà son terme ou jusquau terme de son mandat de juge et que les intéressés pouvaient prétendre de manière défendable que le droit national les protégeait dune cessation arbitraire de leur mandat de vice-président de juridiction (voir Baka, précité, §109).»

Jai du mal à comprendre comment de lexistence dune contestation concernant un droit on peut tirer la conclusion que ce droit existe. Par ailleurs, la conclusion qui consiste à dire que le droit national protégeait les requérants dune cessation arbitraire de leur mandat de vice-président de juridiction est difficile à concilier avec les propos tendant à démontrer quune protection judiciaire faisait défaut (paragraphes116, 131-133, 149 et150 de larrêt).

En conclusion de cette partie de lopinion, il faut souligner que la jurisprudence nationale citée ci-dessus permet de formuler les constats suivants: 1)le droit national ne reconnaît pas aux juges un droit subjectif à linamovibilité et, qui plus est, à un président de juridiction le droit de ne pas être révoqué, et 2)la situation juridique dun président ou vice-président de juridiction nest pas un droit acquis auquel le principe constitutionnel de protection des droits acquis sappliquerait.

Dans ces conditions, le cas despèce me semble donc très similaire à laffaire Karoly Nagy c.Hongrie ([GC], no56665/09, 14septembre 2017). Lapproche de la majorité, qui saffranchit volontairement des règles dinterprétation en vigueur dans le système juridique national, aboutit à créer, dans le système juridique national, un droit subjectif qui selon la jurisprudence interne nexiste pas.

Je peux comprendre que la majorité ne soit pas daccord avec cette jurisprudence interne. Toutefois, la stratégie qui consiste à la passer sous silence et à adopter une position contraire sans aucune explication à cet égard est difficile à accepter.

  1. LAPPLICATION DES CRITÈRES ÉTABLIS DANS LARRÊT ESKELINEN

9.À mon avis, larticle6 nétant pas applicable pour des raisons exposées au point2 ci-dessus, il nest pas nécessaire de vérifier si les critères établis dans larrêt Eskelinen (précité), ont été observés. Toutefois, la Cour sétant prononcée sur ce point, je voudrais noter les difficultés suivantes relatives à leur application.

10.Dans laffaire Eskelinen, la Cour a formulé les critères suivants (caractères gras ajoutés):

«62.En résumé, pour que lÉtat défendeur puisse devant la Cour invoquer le statut de fonctionnaire dun requérant afin de le soustraire à la protection offerte par larticle6, deux conditions doivent être remplies. En premier lieu, le droit interne de lÉtat concerné doit avoir expressément exclu laccès à un tribunal sagissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à lintérêt de lÉtat. Le simple fait que lintéressé relève dun secteur ou dun service qui participe à lexercice de la puissance publique nest pas en soi déterminant. Pour que lexclusion soit justifiée, il ne suffit pas que lÉtat démontre que le fonctionnaire en question participe à lexercice de la puissance publique ou quil existe – pour reprendre les termes employés par la Cour dans larrêt Pellegrin – un «lien spécial de confiance et de loyauté» entre lintéressé et lÉtat employeur. Il faut aussi que lÉtat montre que lobjet du litige est lié à lexercice de lautorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné.»

Le premier critère nest pas très clair; il peut donner lieu à des interprétations divergentes et complique considérablement la tâche des parties devant la Cour.

Premièrement, selon larrêt Eskelinen, lexclusion doit concerner un poste ou une catégorie de salariés. Dans un État de droit, une exclusion générale de lensemble des litiges concernant un poste ou catégorie de salariés est inenvisageable. Ainsi que la dernière phrase du paragraphe cité le laisse entendre, les litiges concernant les fonctionnaires peuvent avoir une nature très différente et une exclusion ne saurait porter que sur certains dentre eux.

Deuxièmement, une exclusion sagissant dun poste ou dune catégorie de salariés peut résulter non pas dune énumération de catégories de postes ou de catégories de salariés, mais de formules plus abstraites et plus larges, renvoyant à la nature des fonctions exercées. Le choix de la formulation est une question de technique législative. Il ny a aucune raison de préférer une technique législative fondée sur une énumération des catégories de postes ou de salariés.

Dans ces conditions, il serait préférable, plutôt que de parler dune catégorie de postes de ou de salariés, de renvoyer à une catégorie de litiges, qui couvrirait les litigesliés à lexercice de lautorité étatique ou remettant en cause le lien spécial de confiance et de loyauté.

Troisièmement, la Cour considère que lexclusion par le droit doit être «expresse». Or, une exclusion «expresse» nest pas synonyme dexclusion par une disposition «explicite» de la loi. Une exclusion «expresse» peut résulter du libellé de la loi ou dune jurisprudence expresse, et elle ne nécessite pas toujours une disposition explicite. Encore une fois, la question de la technique législative est ici secondaire.

Concernant le second critère (exclusion fondée sur des motifs objectifs, liés à lintérêt de lÉtat, et nécessité que lobjet du litige soit lié à lexercice de lautorité étatique ou remette en cause le lien spécial de confiance et de loyauté), je note quil est très large. La formulation adoptée exclut par ailleurs une analyse de la proportionnalité de la mesure.

11.Lanalyse des observations des parties et de la motivation du présent arrêt montre que lapplication de ces critères conduit à des paradoxes. Pour établir lapplicabilité de larticle6, il faut vérifier en particulier si laccès au juge fait lobjet dune exclusion expresse. Pour constater une violation de la Convention, il faut établir que laccès au juge a été exclu. Même si la question de lexclusion de laccès au juge ne se pose pas de façon identique dans les deux cas (exclusion générale – individuelle), il est difficile de développer une stratégie argumentative cohérente, surtout si lexclusion individuelle découle dune règle générale.

Les requérants en lespèce (comme dautres dans beaucoup dautres affaires), en plaidant sur le fondement des critères de larrêt Eskelinen, soutiennent que le droit national ne contenait aucune disposition excluant laccès au juge (paragraphes66, 67 et 71 des observations des requérants), pour alléguer plus tard, en se penchant la question de fond, quils navaient pas de possibilité réelle daccéder à un tribunal (paragraphe85 des observations des requérants). Le Gouvernement, plaidant sur le fondement des critères de larrêt Eskelinen, affirme quant à lui que laccès à un tribunal était exclu (paragraphes51 et 55 à 62 des observations du Gouvernement). Cependant, il soutient que les requérants avaient tout de même accès à un juge – au juge constitutionnel dabord, puis, dans un second temps, à un juge civil ayant compétence pour statuer sur la question de la réparation des dommages subis (paragraphes28-33 des observations du Gouvernement).

La Cour elle-même dit ceci au paragraphe116 de larrêt:

«Cependant, aucun des articles de loi cités par le Gouvernement ne dispose, et encore moins clairement et «expressément», que les juges qui, outre leurs fonctions judiciaires, exercent des fonctions administratives ou managériales au sein de lordre judiciaire sont exclus daccès à un tribunal en cas notamment de litige consécutif à leur révocation anticipée. [La Cour] considère quil en va de même pour les exemples de jurisprudence que le Gouvernement lui a soumis. Elle estime en effet que les arrêts de la Cour constitutionnelle auxquels le Gouvernement se réfère ne sont pas à même de confirmer lexistence dune pratique interne de nature à exclure de façon abstraite du droit daccès à un tribunal les juges relevant de la catégorie en question.»

Cette partie de la motivation présente des arguments en faveur de la thèse qui consiste à dire que dans la présente affaire, laccès au juge nétait pas fermé. Or, si ni la loi, ni la jurisprudence nexcluent laccès à un tribunal, il ny a pas de raison de conclure à une violation de larticle6 tant que les intéressés nauront pas vérifié dans la pratique que laccès à un juge leur était bel et bien fermé.

La Cour conclut néanmoins ce paragraphe de la façon suivante:

«Cependant, dans les circonstances particulières de la présente espèce, la Cour considère quil ny a pas lieu de trancher la question de savoir si la première condition de lapproche Vilho Eskelinen et autres est remplie dès lors que, pour les raisons exposées ci-après, la deuxième condition du même critère nest pas remplie.»

Plus loin, elle prend une position encore une fois différente:

«141.Se tournant vers les faits de lespèce, la Cour observe quil se dégage des courriers ministériels mentionnés aux paragraphes6, 8 et12 cidessus que les décisions de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de viceprésident de juridiction que le ministre de la Justice a adoptées nétaient susceptibles daucun recours. Elle note de plus que le Gouvernement défendeur na pas soutenu le contraire dans les observations quil lui a communiquées quant à la recevabilité et au fond des présentes requêtes (paragraphes 64-69 cidessus).»

Il résulte que les juges qui, outre leurs fonctions judiciaires, exercent des fonctions administratives ou managériales au sein de lordre judiciaire sont exclus daccès à un tribunal en cas de litige consécutif à leur révocation anticipée. La première condition posée par larrêt Eskelinen serait donc remplie.

Dans ces conditions, les critères établis dans laffaire Eskelinen apparaissent donc comme un piège pour les parties et la Cour, en ce quils les incitent à exprimer des points de vue difficiles à concilier.

12.Concernant le second critère établi dans laffaire Eskelinen, je note que la jurisprudence de la Cour concernant leur application est divergente. Sil existe des arrêts qui mettent en exergue labsence de raisons propres à justifier lexclusion de laccès des jugesà un tribunal (Kövesic.Roumanie, no3594/19, §124, 5mai 2020,Eminağaoğlu c. Turquie, no76521/12, § 78, 9 mars 2021 et Bilgen c.Turquie, no1571/07, §79, 9mars 2021), il existe aussi une jurisprudence allant dans le sens opposé. Il convient ici de citer en particulier la décision rendue dans laffaire Apayc.Turquie (no3964/05, 11décembre 2007, caractères gras ajoutés), dans laquelle la Cour sest exprimée comme suit:

«[La Cour] a récemment adopté, à loccasion de laffaire Vilho Eskelinen et autres c.Finlande ([GC], no63235/00, CEDH 2007-…), une nouvelle approche en la matière. ()

En lespèce, la Cour relève que le droit interne exclut expressément tout recours juridictionnel contre les décisions du Conseil supérieur. En effet, larticle159 de la Constitution accorde une immunité juridictionnelle aux décisions en question. Partant, la première condition se trouve remplie.

Concernant la seconde condition, la Cour observe que lobjet du litige est lexercice du métier de magistrat. Elle rappelle que la justice nest pas un service public ordinaire dans la mesure où elle constitue lune des expressions essentielles de la souveraineté et relève des missions régaliennes de lÉtat (voir Pitkevich c.Russie (déc.), no47936/99, 8février 2001). De par sa nature, loffice du magistrat implique lexercice de prérogatives inhérentes à la souveraineté de lÉtat et se rapporte donc directement à lexercice de la puissance publique ()

Les deux conditions posées dans larrêt Vilho Eskelinen et autres permettant de soustraire une contestation concernant la fonction publique à la protection offerte par larticle6 se trouvent donc réunies dans la présente affaire: le droit interne interdit laccès à un tribunal et cette interdiction repose sur des motifs objectifs liés à lintérêt de lÉtat.»

Il ne me semble pas possible de contester que dans la présente affaire, lobjet du litige est lié à lexercice de lautorité étatique. Le deuxième critère de larrêt Vilho Eskelinen, tel que formulé, est bel et bien rempli.

Je note par ailleurs que le point de vue selon lequel «loffice du magistrat implique lexercice de prérogatives inhérentes à la souveraineté de lÉtat» est un argument important qui étaye la position adoptée par les juridictions nationales sur la question de linamovibilité des juges comme possible droit subjectif.

Les différentes difficultés liées à linterprétation et à lapplication des critères de larrêtVilho Eskelinensont un argument important en faveur de leur révision.

  1. LA QUESTION DE LÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS

13.En se penchant sur la question de lépuisement des voies de recours dans la présente affaire, la majorité se réfère à la décision qui a été rendue dans laffaire Szott-Medynska et autres c.Pologne (déc., no47414/99, 9octobre 2003). Dans cette affaire, la Cour a examiné précisément la question de leffectivité dune plainte constitutionnelle dans le contexte de dispositions fermant laccès à une juridiction. Elle a exprimé lavis que la plainte constitutionnelle est une voie de recours effective permettant dobtenir le réexamen dune affaire et de débloquer ainsi laccès à une juridiction. On retrouve le même cas de figure dans la présente affaire. Dans ce contexte, il peut paraître à première vue quelque peu étonnant dapprendre que la même voie de recours est considérée effective pour obtenir laccès au juge dans laffaire Szott-Medynskaet ineffective en lespèce. Bien que, comme cela a été expliqué, la Cour statue sur ces questions en se fondant sur les observations des parties, je pense que les différences entre les deux affaires auraient dû être mieux expliquées.

14.La décision Szott-Medynskaa été rendue avant la réforme du code civil polonais qui a été menée en 2004 et qui portait sur la responsabilité de lÉtat. Cette réforme, qui mettait pleinement en œuvre larticle77 al.1er de la Constitution, a largement ouvert la possibilité de demander réparation du dommage causé par une disposition législative inconstitutionnelle. Lesdispositions du code civil introduites en 2004 sont à la base dune jurisprudence très riche sur la mise en jeu de la responsabilité de lÉtat pour inconstitutionnalité dun texte de loi. La constatation par la Cour constitutionnelle de la non-conformité à la Constitution dune disposition législative ouvre la possibilité non seulement de demander une réouverture dune procédure conclue par une décision finale, mais aussi de réclamer la réparation du dommage subi, et notamment une compensation pécuniaire.

Dans la présente affaire, le Gouvernement polonais a invité la Cour à se pencher sur cet aspect de la plainte constitutionnelle. La majorité lui répond dans le paragraphe132 de larrêt par les arguments suivants:

«() la Cour observe, en prenant en considération ses constats au paragraphe131 ci-dessus à propos dun éventuel recours constitutionnel, que les affirmations du Gouvernement à propos de laction dont lexercice dépendrait du succès préalable du recours constitutionnel en question restent spéculatives.»

Or, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, en cas de doute concernant leffectivité dune voie de recours, le requérant a lobligation dessayer de faire valoir ses droits (voir, par exemple, Lienhardtc.France (déc.), no12139/10, 13septembre 2011, Rhazali et autresc.France (déc.), no37568/09, 10avril 2012, Ignats c.Lettonie (déc.), no38494/05, 24septembre 2013, Vučković et autres c.Serbie [GC], no17153/11 et 29autres, 25mars 2014, et Solonskiy et Petrova c.Russie (déc.), no3752/08 et 22723/09, 17mars 2020). Dans de telles situations, où une partie invoque la Convention, on ne peut jamais prévoir avec certitude la teneur dune décision de justice, ni exclure ladoption dune ligne jurisprudentielle favorable au requérant potentiel.

La Cour poursuit ainsi, toujours au paragraphe132:

«La Cour relève quau-delà dun effet purement compensatoire, le recours invoqué par le Gouvernement naurait pu produire aucun effet de nature à remédier au grief des requérants relatif à labsence alléguée daccès à un tribunal.»

Je trouve cette argumentation insuffisante. En vertu de la législation polonaise, le recours invoqué par le Gouvernement aurait permis aux requérants de réclamer devant un juge la réparation du dommage quils avaient subi. Or, la requête introduite devant la Cour napporte aux requérants rien de plus en ce qui concerne la réparation individuelle quils peuvent obtenir au titre du dommage subi. La Cour a explicitement considéré que les actions civiles en dommages et intérêts constituaient une voie de recours à épuiser pour maints types de violations des droits de lhomme, et notamment pour les violations de larticle2 résultant dune erreur médicale (V.P. c.Estonie (déc.), no14185/14, §§52-61, 10octobre 2017, Lopes de Sousa Fernandes c.Portugal [GC], no56080/13, §§137-138, 19décembre 2017, et Dumpe c.Lettonie (déc.), no71506/13, §§55-76, 16octobre 2018) ou dun accident (Nicolae VirgiliuTaănase c.Roumanie ([GC], no41720/13, 25juin 2019). Il faut aussi rappeler ici la jurisprudence abondante concernant le statut de victime, dont laffaire Jensen et Rasmussen c.Danemark (déc., no52620/99, 20mars 2003), dans laquelle la Cour a exprimé le point de vue suivant:

«In this respect the Court also recalls that the granting of compensation in some circumstances may constitute an adequate remedy, in particular where it is likely to be the only possible or practical means whereby redress can be given to the individual for the wrong he or she has suffered.»

La question de savoir si une telle action constitue une voie de recours à épuiser dans la présente affaire exige une analyse beaucoup plus poussée. Quoi quil en soit, le fait que la plainte constitutionnelle ouvre en principe la voie à une action civile pour réclamer la réparation des dommages causés par une législation inconstitutionnelle est une dimension qui exigerait à lavenir un examen approfondi fondé sur la jurisprudence nationale, très riche en la matière.

  1. LA QUESTION DE LA NATURE DE LA VIOLATION DE LARTICLE6

15.Les requérants soutenaient quils navaient pas disposé dun recours juridictionnel pour contester leur révocation. La violation alléguée de larticle6 sanalyse donc en une absence daccès à un juge. Dans une affaire où les requérants nauraient pas tenté dintroduire un recours juridictionnel, il faudrait, pour conclure à une violation du droit daccès à un tribunal, établir avec une précision suffisante la teneur des règles du droit national régissant cette question. Or, la motivation du présent larrêt nest pas suffisamment cohérente sur ce point. Comme cela a été dit ci-dessus (point3.3), la majorité présente elle-même des arguments en faveur de la thèse contraire.

16.Dans la présente affaire, les questions de fond sont intrinsèquement liées aux questions de recevabilité. Dans la motivation de larrêt, largument clef en faveur de la recevabilité de la requête est formulé de la façon suivante:

«107.La Cour considère que le fait quil ait été mis fin au mandat des requérants ex lege, par leffet de la disposition transitoire de larticle17 §1 de la nouvelle loi entrée en vigueur le 12juillet 2017 (paragraphe33 ci-dessus), ne peut anéantir rétroactivement le caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de leur prise de fonctions leur garantissaient. Comme indiqué ci-dessus, ces règles prévoyaient clairement la durée de leur mandat – six ans -, ainsi que les motifs précis pour lesquels celui-ci pouvait prendre fin. Étant donné que cest elle qui aurait annulé les anciennes règles, la loi du 12juillet 2017 constitue lobjet même du «litige» à légard duquel il convient de rechercher si les garanties déquité de la procédure découlant de larticle6 §1 doivent sappliquer. Eu égard aux circonstances de la présente affaire, la Cour ne peut donc pas trancher sur la base de la loi en question le point de savoir sil existait un droit en droit interne (voir, mutatis mutandisBaka, précité, §§110-111).»

17.Cette façon dargumenter suscite plusieurs objections. Premièrement, la majorité invoque mutatis mutandis larrêt Baka c.Hongrie ([GC], no20261/12, 23juin 2016). Cette dernière affaire concernait un acte juridique qui répondait aux critères suivants: 1)il avait une portée individuelle (ad hominem) et 2)il produisait des effets ex lege. Lapproche que la Cour a suivie dans laffaire Baka était fondée sur lidée implicite que larticle6 garantit toujours laccès au juge pour contester un acte individuel affectant les droits civils. Or, la législation en cause dans la présente affaire ne répond à aucun de ceux critères: elle pose 1)des règles générales qui 2)exigent des mesures dapplication. La Cour fait donc face à une situation inédite et larrêt Baka nest donc pas un précédent pertinent.

18.Deuxièmement, dans la présente affaire, contrairement à ce que dit ici la Cour, il na pas été mis fin ex lege au mandat des requérants. Le mandat des intéressés a été abrégé par une décision dapplication de la loi.

19.Troisièmement, la Cour invoque au paragraphe107 «le caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de leur prise de fonctions leur garantissaient»Or, selon la jurisprudence nationale citée ci-dessus, le requérant ne pouvait invoquer un droit subjectif. La Cour reconnaît ici un droit subjectif non reconnu en droit national. Même à supposer que les requérants aient joui dun droit subjectif daccomplir un mandat de six ans, ce droit était établi par une loi ordinaire et nétait ni opposable au législateur, ni protégé par la Constitution en vertu du principe de protection des droits acquis. La Cour, dune façon novatrice, ajoute à la garantie visant à protéger un statut juridique, établi par loi, contre les autorités chargées dappliquer la loi, une garantie visant à protéger le même statut contre la loi. Un droit civil reconnu par la législation ordinaire est donc en principe opposable au législateur ordinaire. Si je comprends bien cette partie de la motivation, il en résulte lobligation dintroduire dans le système juridique, par voie jurisprudentielle ou constituante, une règle de droit supra-législative visant à protéger des situations juridiques définies comme «droits» par la Cour. Il en découlerait une vraie révolution juridique dans un certain nombre des pays.

20.Quatrièmement, le paragraphe107 de la motivation soulève la question de savoir si le droit dont lexistence doit être établie pour apprécier la recevabilité de la requête coïncide avec le droit qui doit faire lobjet de laccès à un juge. Il ne semble pas rationnel de dire quil faudrait tenir compte de lancienne loi aux fins de lappréciation de la recevabilité de la requête et du droit défini par la nouvelle loi aux fins de lappréciation de la question de fond – cest-à-dire de la question du respect de larticle 6. Le droit pris en considération aux fins de lappréciation de la recevabilité de la requête et celui devant faire lobjet dun accès à un juge devraient être identiques.

Pour la Cour, «la loi du 12juillet 2017 constitue lobjet même du «litige»» (paragraphe107).Cela suggère que le droit national devait garantir laccès à un juge pouvant statuer sur lobjet même du litige, cest-à-dire sur la constitutionnalité de la nouvelle loi. La Cour semble ainsi écarter toute sa jurisprudence selon laquelle larticle6 ne garantit pas un droit daccès à un tribunal compétent pour contrôler la loi (voir, par exemple, Aschan et autres c.Finlande (déc.), no37858/97, 15février 2001, Gorizdra c.Moldova (déc.), no53180/99, 2juillet 2002, Nelson c.Royaume-Uni (déc.), no61878/00 et 49 autres, 10septembre 2002, Des Fours Walderode c.République Tchèque (déc.), no40057/98, 4mars 2003, M.A. et autres c.Finlande (déc.), no27793/95, 10juin 2003, Alatulkkila et autres c.Finlande, no33538/96, §50, 28juillet 2005, Pronina c.Ukraine, no63566/00, 18juillet 2006, Furdik c.Slovaquie (déc.), no42994/05, 2décembre 2008, Allianz SlovenskaPoistovna, A.S. et autres c.Slovaquie (déc.), no19276/05, 9novembre 2010, Interdnestrcom c.Moldova (déc.), no48814/06, §26, 13mars 2012, Kristiana Ltd. c.Lituanie, no36184/13, 6février 2018, et Alminovich c.Russie (déc.), no24192/05, §24, 22octobre 2019). La référence au «caractère défendable du droit que les règles qui étaient applicables au moment de la naissance dun droit garantissaient» implique un droit daccès à un juge habilité à contrôler les nouvelles règles de droit (la législation) et à rendre des décisions privant ces règles de droit de leur effet. Encore une fois, il sagit là dun changement de paradigme majeur.

21.La majorité met en exergue un certain nombre de lacunes dans la nouvelle procédure de destitution des présidents de juridiction (paragraphes143-148 de larrêt). Ces préoccupations sont tout à fait justifiées du point de vue du droit objectif. Toutefois, largumentation suivie par la Cour soulève la question suivante: le lecteur a limpression quune meilleure procédure de destitution aurait pu faire pencher la balance en faveur dun constat de non-violation de larticle6. Les arguments concernant les défauts de la procédure nationale doivent-ils être considérés comme déterminants (en dautres termes comme faisant pencher la balance) ou surabondants (argumenta ad abundantiam)?

22.Comme cela été dit plus haut, la majorité constate au paragraphe141 de larrêt que les décisions de révoquer les requérants de leurs fonctions respectives de vice-président de juridiction que le ministre de la Justice a adoptées nétaient susceptibles daucun recours. Pour la Cour, lessence de la violation de larticle6 consiste donc en lexistence dun obstacle juridique à lexamen de laffaire par les juridictions nationales. La Cour ajoute ensuite au paragraphe149:

«La cessation prématurée des mandats de vice-président de juridiction dont les requérants avaient été investis nayant été examinée ni par un tribunal ordinaire ni par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, lÉtat défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour les requérants daccéder à un tribunal (Baka, précité, §121).»

Ces propos ne sont pas clairs, surtout dans le contexte du paragraphe107, cité plus haut. Est-ce au juge chargé de contrôler lapplication de la loi, au juge chargé de contrôler la constitutionnalité de la loi ou à ces deux juges que les requérants nont pas eu accès? Laccès à un juge ordinaire aurait-il suffi, comme pourrait le laisser entendre la phrase citée ci-dessus? Ou fallait-il garantir laccès au juge constitutionnel, comme le laisse entendre le paragraphe107? Dans ces conditions, comment faut-il exécuter larrêt? Auquel de ces juges faut-il garantir laccès?

  1. LA QUESTION DE LA NATURE NORMATIVE DE LINDÉPENDANCE DES JUGES

23.La présente affaire soulève dune façon générale la question de savoir dans quelle mesure les juges sont titulaires de droits subjectifs. Sans entrer dans des considérations de droit comparé plus poussées, on peut noter ici que si la jurisprudence allemande a reconnu que larticle33al. 5 de la Loi fondamentale allemande peut être source de droits subjectifs pour les juges (décision du Second sénat de la Cour constitutionnelle fédérale, 24janvier 1961, 2 BvR74/60), elle admet en même temps que «lindépendance judiciaire garantie par larticle 97 de la Loi fondamentale nest pas un droit fondamental au sens du §90» (décision du Premier sénat de la Cour constitutionnelle fédérale, 14novembre 1969, 1 BvR253/68). Par conséquent, «une plainte constitutionnelle ne peut pas être fondée sur une violation de larticle 97 alinéa1er de la Loi fondamentale» (décision du 9mai 1978, 2 BvR952/75).

La juge Seibert-Fohr rappelle aussi ce qui suit dans le contexte du droit allemand («ConstitutionalGuarantees of Judicial Independence in Germany» in E. Riedel/R. Wolfrumdir., Recent Trends in German and EuropeanConstitutional LawGerman Reports Presented to the XVIIth International Congress on Comparative Law, Utrecht, 16 to 22 July 2006, Springer Berlin/Heidelberg/New York 2006, p. 269, notes de bas de pages omises):

«Judicial independence is commonly regarded as an institutional safeguard for the judiciary as such, not as a right or privilege for the individual judge. It is a genuine feature of the judiciary mandated by the rule of law and the separation of powers and serves the protection of the parties to a conflict. This has important structural and substantive implications for the organization and the powers of the judiciary.»

24.Il faut souligner aussi que dans la résolution quelle a adoptée le 16décembre 2019 pour protester contre les réformes judiciaires en Pologne, lassemblée des juges de la Cour de district de Gdynia a rappelé que «lindépendance des tribunaux et lindépendance des juges ne sont pas des droits subjectifs du juge.»

25.On peut mentionner ici les paragraphes 1 et 2 de larticle23 de la Convention, qui fixent la durée du mandat des juges à la Cour européenne des droits de lhomme, ainsi que le paragraphe 4 du même article, qui pose le principe de leur inamovibilité. Ces dispositions établissent des règles de droit qui régissent lorganisation et le fonctionnement de la Cour. Elles déterminent les limites temporelles de lhabilitation, accordée aux juges de la Cour, à exercer le pouvoir. Elles ne peuvent être considérées ni comme protégeant un droit fondamental comparable aux droits garantis par les articles2 à 14 de la Convention, ni comme une source de droits subjectifs dun autre type, opposables aux États ou aux organes du Conseil de lEurope, et encore moins comme un fondement sur lequel les juges pourraient sappuyer afin de réclamer laccès à un tribunal pour contester des mesures générales ou individuelles à leffet de réduire la durée de leur mandat.

26.Un droit, par définition, protège les intérêts privés de son titulaire. Les droits de lhomme protègent lindividu contre le pouvoir. Selon la conception traditionnelle des droits de lhomme, un «droit de lhomme» qui protégerait le détenteur du pouvoir public dans lexercice même de ce pouvoir serait une absurdité (comparer avec les opinions séparées que jai jointes aux arrêts Baka c.Hongrie [GC]précité,Szanyi c.Hongrie, no35493/13,8novembre 2016, et SelahattinDemirtaş c.Turquie (No2) [GC], no14305/17, point3, 22décembre 2020). Un acte est soit imputable à un individu et protégé par les droits de lhomme, soit imputable à un organe de lÉtat et de ce fait soustrait à cette protection. On ne peut pas, par un même acte, exercer à la fois un droit de lhomme et le pouvoir public. On ne peut pas se prévaloir à la fois des avantages attachés au premier et de ceux attachés au second.

Si un individu qui occupe une fonction publique investie de la puissance publique est aussi titulaire de droits individuels (par exemple, sil occupe un poste rémunéré, le droit de percevoir une rémunération ou dobtenir un congé), les droits en question concernent sa sphère daction privée et non pas lexercice de la puissance publique. Toutefois, il est souvent difficile de tracer la limite entre la sphère des intérêts privés du titulaire dun poste et la sphère publique, en dautres termes la sphère de lexercice du pouvoir public, relevant dun organe de lÉtat. Quoi quil en soit, lindépendance et linamovibilité des juges sont des principes qui régissent lorganisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Ce ne sont pas des droits du juge, mais des droits du justiciable. Ils protègent non pas les intérêts du juge, mais lintérêt public et les intérêts des justiciables.

De plus, pour déterminer si une personne est titulaire du «droit» à lindépendance judiciaire, il faut établir auparavant si lorgane dont elle fait partie répond aux critères de lindépendance. Si une personne ne jouit pas des garanties dindépendance exigées par larticle6, elle nest pas un juge et nest donc pas titulaire du «droit» à lindépendance. Si une personne jouit de garanties dindépendance suffisantes, son «droit» à lindépendance se limite tout au plus au droit au respect in concreto des garanties accordées in abstracto. Lutilité dun tel «droit» du juge indépendant (par définition) à lindépendance serait de toute façon très réduite.

La consécration dun «droit» du juge à lindépendance ou à linamovibilité, proposée par certains, ou la consécration dautres droits subjectifs des juges dans la sphère de lexercice de la puissance publique remettrait en cause la conception traditionnelle des droits de lhomme. Par ailleurs, une telle approche nest pas sans rappeler la vision de la société développée par B. Mandeville dans la Fable des abeilles: la défense des intérêts privés (les droits subjectifs des juges revendiqués par eux devant les juges) est perçue comme un mécanisme essentiel de réalisation du bien public (lindépendance de la justice). Je suis sceptique sur ce point. À mon avis, des procédures juridictionnelles objectives, déclenchées par certains pouvoirs publics comme un ombudsman indépendant, sont préférables et pleinement suffisantes dans ce domaine. Pour résoudre le problème présenté par les requérants, un contrôle juridictionnel efficace de la loi suffirait.

  1. CONCLUSION

Le présent arrêt montre toutes les difficultés quil y a à appréhender des problèmes relevant de la question de la légalité objective et de létat de droit à travers le prisme étroit des droits de lhomme protégés par la Convention.Il apporte des innovations importantes concernant linterprétation de la Convention. La Cour prend à contre-pied lapproche du juge national sur la question des droits subjectifs des juges. Qui plus est, elle impose de protéger contre la loi ordinaire certaines situations juridiques créées par la loi ordinaire. Il en résulte lobligation dintroduire dans le système juridique, par voie jurisprudentielle ou constituante, une règle de droit supra-législative protégeant des situations juridiques définies comme des «droits» par la Cour. La Cour consacre, dans ce contexte, le droit daccès à une juridiction compétente pour statuer sur la constitutionnalité de la loi, sans expliquer comment son approche sarticule avec la position bien établie selon laquelle larticle6 ne garantit pas un tel droit.

Dune façon plus générale, la Cour poursuit la subjectivisation de contentieux objectifs. En consacrant les droits subjectifs des juges dans la sphère même de lexercice de la puissance publique, elle heurte frontalement les traditions juridiques de nombreux pays.

Oświadczenie w sprawie wyroku Europejskiego Trybunału Praw Człowieka
29.06.2021

W ocenie Ministerstwa Sprawiedliwości wyrok Europejskiego Trybunału Praw Człowieka, który kwestionuje podjętą w styczniu 2018 r. zgodnie z polskim prawem decyzję o odwołaniu ówczesnych wiceprezesów Sądu Okręgowego w Kielcach, nie ma żadnych podstaw merytorycznych. Nie jest oparty na prawie i konwencjach międzynarodowych, lecz stanowi wyraz niedopuszczalnego upolitycznienia Trybunału.

Trybunał absurdalnie uznał, że pełnienie przez sędziego administracyjnej funkcji wiceprezesa sądu, związanej z dodatkiem do wynagrodzenia, jest prawem człowieka gwarantowanym Konwencją. Sędziowie Alina Bojara i Mariusz Broda nie zostali pozbawieni funkcji orzeczniczych, ale jedynie stanowiska wiceprezesa. Tego typu zmiany organizacyjne, związane z obsadą stanowisk w sądach, były przeprowadzane w okresie rządów PO-PSL i wcześniej. Również wówczas przepisy zezwalały na odwoływanie prezesa lub wiceprezesa sądu przed upływem kadencji, bez możliwości odwoływania się od tych decyzji. W czasie rządów PO-PSL doszło np. do zlikwidowania 79 sądów i nikt nie kwestionował wygaszenia kadencji ich prezesów.

Gdyby więc przyjąć stanowisko prezentowane w wyroku Trybunału, setki prezesów i wiceprezesów sądów, odwoływanych na przestrzeni dziesięcioleci przed ukończeniem kadencji, miałyby tytuł do dochodzenia roszczeń i mogłyby czuć się pokrzywdzone.

Od 2012 r. polski Trybunał Konstytucyjny konsekwentnie wyrażał zdanie, że nie istnieje prawo sędziego do zajmowania w danym sądzie określonego wysokiego stanowiska służbowego. ETPCz przez lata nie kwestionował tego poglądu, a teraz występuje przeciwko polskiemu rządowi. Trybunał stronniczo nie bierze przy tym pod uwagę, że podobne jak w Polsce procedury powoływania i odwoływania sędziów funkcyjnych obowiązują też w innych krajach europejskich.

Wyrok ETPCz stanowi niebezpieczny precedens, gdyż może zapoczątkować taką linię orzeczniczą, która nonsensownie zmodyfikuje zagwarantowane w Konwencji wolności poprzez objęcie zakresem praw człowieka również prawa do zachowania konkretnej funkcji w organach władzy publicznej.

Ministerstwo Sprawiedliwości z ubolewaniem przyjmuje, że Trybunał podjął wobec Polski decyzję nacechowaną politycznie. To, niestety, kolejny przykład, że instytucja ta zamiast prawem i konwencjami coraz częściej kieruje się polityką i ideologią, czego dowodem są wyroki wskazujące na szerokie dopuszczenie aborcji, możliwość małżeństw osób tej samej płci oraz adopcji przez nie dzieci.

Biuro Komunikacji i Promocji
Ministerstwo Sprawiedliwości

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